Le Paria (Casimir DELAVIGNE)

Tragédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 1er décembre 1821.

 

Personnages

 

AKÉBAR, grand prêtre, chef de la tribu des brames

IDAMORE, chef de la tribu des guerriers

ZARÈS, père d’Idamore

ALVAR, Portugais

EMPSAËL, brame

NÉALA, fille d’Akébar

ZAÏDE, jeune prêtresse

MIRZA, jeune prêtresse

BRAMES

PRÊTRESSES

GUERRIERS

PEUPLE

 

La scène se passe dans un bois sacré près de Bénarès.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

IDAMORE, ALVAR

 

ALVAR.

Tout repose dans l’ombre, et le seul Idamore

Des murs de Bénarès s’échappe avant l’aurore !

Quel est ce bois antique où vos pas m’ont conduit ?

Mais j’entrevois un temple, et l’astre de la nuit,

Dont les faibles rayons nous guident sous l’ombrage,

Du dieu de l’Indostan me découvre l’image...

Sans répondre à ma voix, d’où vient que vous errez

Sous ces palmiers épais à Brama consacrés ?

IDAMORE.

Bientôt du jour naissant les clartés vont éclore,

Et pourtant Néala ne paraît point encore.

ALVAR.

Dieu ! quel nom vénérable osez-vous proférer ?

Néala... Près de vous quel soin peut l’attirer ?

La fille d’Akébar, d’un prêtre, d’un bramine !

IDAMORE.

Oui, cet unique fruit d’une tige divine,

Cette beauté cachée à l’ombre des autels,

Qui n’éblouit nos yeux qu’en des jours solennels,

Et qui, des lis du Gange au temple couronnée,

Fut à l’hymen du fleuve en naissant destinée,

Je l’adore...

ALVAR.

Ah ! qu’entends-je ?

IDAMORE.

Et mon amour jaloux

Prétend la disputer à son céleste époux.

Le message secret que ses mains m’ont fait rendre,

Dans ce lieu redouté m’ordonne de l’attendre ;

Elle y doit devancer l’instant où le soleil

Voit le peuple en prière adorer son réveil ;

Mais, si j’en crois les fleurs dont le triste assemblage

Du cœur de Néala m’a transmis le langage,

Si mes yeux ont bien lu dans leurs sombres couleurs,

Je dois me préparer à d’étranges malheurs.

Sans t’avoir consulté, ma tendresse importune

Par un danger nouveau t’enchaîne à ma fortune ;

Pardonne : en ces climats, quel autre qu’un chrétien

Eût protégé le cours d’un semblable entretien ?

Mais ta raison, Alvar, instruite aux bords du Tage

Des dogmes de Brama, repousse l’esclavage,

Et conçoit qu’une vierge, infidèle à ses dieux,

Leur préfère un guerrier qui triompha pour eux.

ALVAR.

Ne vous assurez point dans vos pieux trophées ;

Les clameurs des soldats, par la crainte étouffées,

Sont un faible rempart au chef audacieux

Qui brave le courroux d’un ministre des cieux.

De ce danger moi-même utile et triste exemple,

J’avais vengé mon roi, mon pays et mon temple ;

Malheureux ! j’éveillai par un seul jour d’erreur

D’un tribunal sacré l’ombrageuse fureur :

Du ciel pour me punir descendit l’anathème ;

Il sécha sur mon front l’eau pure du baptême ;

Convive rejeté de la table de Dieu,

Je vis devant mes pas se fermer le saint lieu.

J’errais loin de l’asile où le crime s’expie ;

Le pain de la pitié fuyait ma bouche impie ;

Que devenir ? Alors, aux récits de Gama,

La soif de conquérir sur nos bords s’alluma.

Nos guerriers, en espoir dépouillaient votre monde.

Des tributs éclatants qu’il recueille à Golconde,

Voguaient vers ces climats où l’Océan pour eux

Sur l’ambre et le corail roule ses flots heureux.

Alméida, leur chef, me vit d’un œil de frère ;

Au fond de ses vaisseaux il cacha ma misère :

Adieu, dis-je, vallons que je ne verrai plus !...

Mais la flotte emporta mes regrets superflus,

Toucha le cap terrible, et, nommant sa conquête,

Fit asseoir l’espérance où mugit la tempête.

J’apportais l’esclavage, et je reçus des fers.

Vos soins ont adouci les maux que j’ai soufferts.

Ah ! prenez en échange une vie agitée,

Que loin du sol natal l’orage a transplantée ;

Disposez d’un captif libre par vos bienfaits,

Mais du beau ciel d’Europe exilé pour jamais !

IDAMORE.

Des bouts de l’univers quel destin nous rassemble,

Pour nous aimer, nous plaindre, et pour souffrir ensemble

L’erreur t’a repoussé du milieu des chrétiens...

L’homme est partout le même, et tes maux sont les miens.

Il est sur ce rivage une race flétrie,

Une race étrangère au sein de sa patrie ;

Sans abri protecteur, sans temple hospitalier,

Abominable, impie, horrible au peuple entier,

Les Parias ; le jour à regret les éclaire,

La terre sur son sein les porte avec colère,

Et Dieu les retrancha du nombre des humains

Quand l’univers créé s’échappa de ses mains.

L’Indien, sous les feux d’un soleil sans nuage,

Fuit la source limpide où se peint leur image,

Les doux fruits que leur main de l’arbre a détachés,

Ou que d’un souffle impur leur haleine a touchés.

D’un seul de leurs regards a-t-il reçu l’atteinte,

Il se plonge neuf fois dans les flots d’une eau sainte :

Il dispose à son gré de leur sang odieux ;

Trop au-dessous des lois, leurs jours sont à ses yeux

Comme ceux du reptile ou des monstres immondes

Que le limon du Gange enfante sous ses ondes.

Profanant la beauté, si jamais leur amour

Arrache à sa faiblesse un coupable retour,

Anathème sur elle, infamie et misère !

Morte pour sa tribu, maudite par son père,

Promise après la vie au céleste courroux,

Un exil éternel la livre à son époux.

Eh bien !... Mais je frémis ! tu vas me fuir peut-être ;

Ami d’un malheureux, tu vas cesser de l’être :

Je foule un sol fatal à mes pas interdit ;

Je suis un fugitif, un profane, un maudit...

Je suis un Paria...

ALVAR.

Vous !

IDAMORE.

Encor si ma race

Eût par de grands forfaits mérité sa disgrâce,

Ce fardeau de malheur qu’en naissant j’ai porté

N’eût pas de ma raison confondu l’équité.

Je ne t’accuse pas, auteur de la nature ;

Mais je les convaincrai d’orgueil et d’imposture,

Ces élus de Brama, dont l’infaillible voix

Explique sa parole et révèle ses lois.

Leur tribu, disent-ils, de son front élancée,

Sur le peuple à genoux régna par la pensée ;

La tribu des guerriers, ouvrage de ses bras,

Eut la force en partage et courut aux combats ;

Nous, il nous enfanta dans un jour de vengeance,

La poudre de ses pieds nous donna la naissance.

Je le croyais, ami, quand mon cœur se lassa

De l’éternel printemps des forêts d’Orixa.

Leurs gazons, leurs rochers importunaient ma vue ;

Mes yeux du haut des monts dévoraient l’étendue,

Quand mon père attachait mes esprits enchantés

Aux tableaux fabuleux qu’il traçait des cités :

J’en découvrais de loin les pompeux édifices,

J’en devinais les arts, j’en rêvais les délices,

Je brûlais, consumé du désir curieux

D’admirer ces mortels, ces rois, ces demi-dieux,

Ces êtres inconnus... Ô Zarès, ô mon père,

Que ton réveil fut triste et ta douleur amère,

Quand ton œil sur ma couche errant avec effroi

Lui demanda ton fils qui fuyait loin de toi !

ALVAR.

Quoi ! vous l’avez quitté ?

IDAMORE.

Voilà, voilà mon crime ;

Voilà de mes malheurs la source légitime.

Zarès au doux sommeil s’abandonnait encor :

Je pars ; fuyant sans guide aux champs de Balassor,

Des pieds des voyageurs j’interrogeais la trace.

Farouche, étincelant de vigueur et d’audace,

Les tigres des déserts, par mes bras terrassés,

Me couvraient tout entier de leurs poils hérissés.

Ainsi de ma tribu les vêtements serviles

N’écartaient point mes pas de l’enceinte des villes.

J’y courais ; des clairons les belliqueux accents

Pour la première fois font tressaillir mes sens :

J’écoute... il me sembla qu’ils parlaient un langage

Connu de mon oreille et doux à mon courage.

La plaine se couvrit d’armes et d’étendards :

Je les vis, ces mortels qu’appelaient mes regards ;

Je cherchai sur leur front quelque marque divine

Où fût empreint l’éclat de leur noble origine ;

Vain espoir ! Qu’ai-je vu ? des traits efféminés,

Vieillis par les plaisirs, par les pleurs sillonnés,

Sous un faste imposant des corps dont la mollesse

Faisait mentir le fer qui chargeait leur faiblesse.

Je jurai d’asservir ces fantômes guerriers ;

Je l’ai fait. Dans leurs rangs, armé pour leurs foyers,

J’ai prodigué ces jours dont leur foule est avare ;

J’ai rougi de mon sang les flèches du Tartare ;

J’ai livré cent combats, Alvar, et le dernier,

En me créant leur chef, te fit mon prisonnier.

J’entrai dans Bénarès par mes mains délivrée ;

Je voulais contempler cette ville sacrée,

L’admirer et la fuir. Insensé, j’espérais

La fuir pour mon vieux père et mes tristes forêts.

D’un peuple adulateur l’ardente idolâtrie,

Ces mots nouveaux pour moi, de gloire et de patrie,

Ce prodige des arts, ce bruit des instruments,

L’encens et l’aloès autour de moi fumants,

D’un essaim de beautés la danse enchanteresse,

Tout pénétra mes sens de langueur et d’ivresse ;

Mais Néala parut, et dans ce cœur dompté

Je sentis s’amollir un reste de fierté :

Je fléchis le genou, je vis une immortelle,

Et mon front malgré moi se courba devant elle.

ALVAR.

Oui, ce jour m’est présent ; elle vous couronna

Des lauriers suspendus à l’autel de Crisna.

Jamais plus de beauté, jamais plus d’innocence,

N’ont soumis nos respects à leur double puissance.

Hélas ! c’était ainsi que dans des jours plus beaux

La Vierge des chrétiens bénissait mes drapeaux.

IDAMORE.

Je l’aimai ; je connus ce premier esclavage

Qu’embrasse avec transport une âme encor sauvage,

Ce tumulte des sens et ces brûlants désirs,

Ces craintes, ces fureurs dont il fait des plaisirs ;

Je connus cet amour qui charme et désespère.

Que voulais-tu de moi, vain souvenir d’un père ?

Impuissante raison, vertu, respect des lois,

Que vouliez-vous ? j’aimais pour la première fois.

Je surpris Néala non loin du sanctuaire

Qui cache aux feux du jour son culte solitaire,

Sous ces bois d’orangers, dont deux fleuves rivaux

Ont consacré les bords en confondant leurs eaux.

J’osai de mes tourments peindre la violence.

Ah ! que la vérité nous donne d’éloquence !

Cet aveu trouva grâce à ses yeux attendris,

Dans sa bouche entr’ouverte il arrêta ses cris :

Que dis-je ! elle m’aima ; mais tremblante, incertaine,

Triste, et passant pour moi de l’amour à la haine,

Elle oublie à ma voix un époux immortel,

Et court en me quittant embrasser son autel.

De mon sang réprouvé si la source est connue,

Je ne suis plus qu’un monstre exécrable à sa vue.

Que de fois dans ce cœur, honteux de la tromper,

Je retins mon secret qui voulait m’échapper !

Paria ! ce nom seul la glace d’épouvante ;

La prêtresse frissonne, et je n’ai plus d’amante.

Voilà quel est mon sort : longtemps mon amitié

T’épargna les chagrins d’une vaine pitié ;

Sans qu’un malheur prochain m’étonne ou m’intimide,

J’ai besoin qu’un ami me console et me guide,

Je le sens, et toi seul... Qui porte ici ses pas ?

On s’approche... C’est elle ! Alvar, ne vois-tu pas,

À travers l’épaisseur de ce feuillage sombre,

Ce vêtement sacré qui la trahit dans l’ombre ?

Ami, si quelque Brame errait autour de nous,

Cours, montre-lui ton glaive, et contiens son courroux ;

Force-le de rentrer dans sa sainte demeure :

Qu’il vive, s’il se tait ; s’il pousse un cri, qu’il meure.

Reviens pour la sauver.

 

 

Scène II

 

NÉALA, IDAMORE

 

NÉALA.

Idamore ! ah ! parlez ;

Idamore, est-ce vous ?

IDAMORE.

Néala !... vous tremblez.

Ne craignez plus.

NÉALA.

Ô dieux !

IDAMORE.

Que ma voix vous rassure.

NÉALA.

Quoi ! j’ai percé l’horreur de cette nuit obscure !

Où suis-je, et qu’ai-je fait ? Venez, quittons ces lieux...

IDAMORE.

Vous les avez choisis.

NÉALA.

Moi !... j’outrageais les cieux.

Venez... Divinités de ce bois formidable,

J’épargne à votre oreille un entretien coupable ;

Ne me punissez pas ! Où fuir, et quels chemins

Déroberaient ma honte aux regards des humains ?

IDAMORE.

Demeurez, Néala ; pouvez-vous craindre encore,

Quand vous vous appuyez sur le bras d’Idamore ?

NÉALA.

Mes yeux n’ont rencontré que présage de deuil :

Du temple, en m’échappant, j’avais heurté le seuil,

La flamme des trépieds jetait des feux sinistres,

J’ai frémi !... Si quelqu’un de nos pieux ministres,

Si mon père...

IDAMORE.

Tout dort, bannissez votre effroi.

NÉALA.

Eh ! dorment-ils, ces dieux que je trahis pour toi ?

Va, leur voix empruntait, pour troubler mon courage,

Le murmure des vents et le bruit du feuillage ;

Et quand dans ces rameaux, qui m’accusaient tout bas,

Mes voiles arrêtés ralentissaient mes pas,

C’était la main des dieux, oui, leur main vengeresse,

Qui, prête à la punir, arrêtait leur prêtresse.

IDAMORE.

Eh bien ! retournez donc au pied de votre autel,

Portez-lui vos terreurs ; offrez à l’Éternel

Mes soupirs dédaignés, mes feux en sacrifice ;

Du crime sur moi seul détournez le supplice :

Allez, près de l’époux qu’ici vous regrettez,

Chercher d’un autre amour les saintes voluptés,

Soyez heureuse : allez.

NÉALA.

Il est vrai, je t’offense :

Que puis-je redouter ? tu prendrais ma défense.

Pardonne, je suis faible ; et si je l’étais moins

Me viendrais-je à ta foi remettre sans témoins ?

Aurais-je enfreint les lois que j’observais sans peine

Avant qu’un fol amour m’en fit sentir la chaîne ?

Aussi le juste ciel, qui veillait sur mes jours,

D’un œil impitoyable a regardé leur cours :

Ces purs ravissements, cette divine extase

D’une âme sans remords que la ferveur embrase,

Cette ineffable paix que donne la vertu,

M’ont punie, en fuyant, d’avoir mal combattu ;

Mais je ne me plains pas, non, je les abandonne

Pour ce bonheur amer que la crainte empoisonne,

Pour te voir, te parler, pour entendre ta voix,

Et j’ai voulu l’entendre une dernière fois.

IDAMORE.

Achève, Néala ; parle, quelle puissance

Veut rompre de nos cœurs la secrète alliance ?

Quelle autre que la mort nous pourrait séparer ?

NÉALA.

Celle que mon enfance apprit à révérer,

Celle que la nature a commise au grand prêtre.

IDAMORE.

Ah ! c’est lui !...

NÉALA.

C’est mon père et mon souverain maître.

Le Gange, où du soleil brillaient les derniers feux,

Recevait en tribut mon offrande et mes vœux ;

Sans fixer mes esprits qui les suivaient à peine,

Mes lèvres murmuraient une prière vaine,

Et dans ce trouble heureux dont j’aimais l’abandon

Mêlaient aux mots sacrés tes aveux et ton nom.

Le grand prêtre parut ; je pâlis, insensée,

Comme s’il eût pu lire au fond de ma pensée !

« Néala, me dit-il, apprenez par ma voix

« Qu’un oracle du Gange a révoqué son choix.

« Avant qu’à ses autels le serment vous engage,

« Il veut vous affranchir d’un éternel veuvage.

« À l’hymen d’un mortel il vous cède aujourd’hui.

« Quand ce mortel viendra, vous quitterez pour lui

« Cet asile de paix dont l’ombre et le silence

« Des conseils corrupteurs gardaient votre innocence.

« Recevez cet époux avec un cœur pieux,

« Comme le don d’un père et le présent des cieux. »

IDAMORE.

Eh quoi ! dans mon orgueil, quoi ! dans ma folle audace,

J’étais jaloux d’un dieu dont j’usurpais la place ;

Mortel, je m’indignais qu’un dieu fût mon rival,

Et d’un homme aujourd’hui je ne suis plus l’égal !

Et ce dieu, lui livrant mon amante ravie,

Lui transporte d’un mot mon bonheur et ma vie !

Tu ne m’appartiens plus, tu veux m’abandonner,

Dans le fond d’un sérail ils vont t’emprisonner !

Non ! quel est cet époux ? est-il prince ou bramine ?

Oh ! qu’il a dû vanter son illustre origine !

Quel est son rang, son nom ? où le faut-il chercher ?

Quel temple ou quel palais peut encor le cacher ?

NÉALA.

Calmez-vous, je l’ignore ; hélas ! je crains mon père ;

Je ne sais point braver sa majesté sévère.

Par un soin curieux je pourrais l’outrager ;

J’écoute, je réponds, et n’ose interroger.

IDAMORE.

Alors c’est donc à moi d’écarter le nuage

Où se cache des dieux cette invisible image.

Il s’arroge une part dans leur divinité ;

Il voit comme un néant la faible humanité ;

Il se trouble à l’éclat de sa grandeur suprême ;

Il s’impose, il s’adore, il a foi dans lui-même.

J’irai le détromper.

NÉALA.

Parlez plus bas ; les vents

Peut-être à son oreille ont porté vos accents.

IDAMORE.

C’est mon vœu, mon espoir ! eh bien, qu’il se présente,

Qu’il vienne de mes bras arracher mon amante !

Déjà contre le mien son pouvoir s’est heurté :

Il crut, dans ses complots contre ma liberté,

Me trouver à ses dons une vertu facile,

Ou briser mon orgueil comme un roseau fragile ;

J’ai repoussé les dons que présentait sa main,

Et son joug s’est rompu contre ce front d’airain.

NÉALA.

Quel triomphe pour vous ! quelle vertu sublime,

D’insulter aux objets d’un culte légitime !

De la nature au moins n’outragez pas les lois.

Parlez, si votre père eût réclamé ses droits,

Auriez-vous méconnu sa voix auguste et chère ?

S’il respirait encore...

IDAMORE.

Il vit ! ah ! je l’espère !

Il vit !... De quel malheur viens-tu m’épouvanter ?

Excuse des transports que je n’ai pu dompter.

J’ignore l’art trompeur, inventé dans les villes,

D’enchaîner à son gré ses passions dociles.

Les lois, les vains égards, les devoirs convenus,

M’ont chargé de liens jusqu’alors inconnus.

Jeté, farouche encore, à travers ces entraves,

Je frémis sous leur poids, léger pour des esclaves.

Oui, jusque dans tes fers ton amant a porté

Des monts qui l’ont nourri la sauvage âpreté.

Si tu me connaissais, si jamais ma naissance...

Ah ! je dois respecter ta juste obéissance ;

Poursuis, affranchis-toi d’un sacrilège amour.

NÉALA.

Qui que tu sois, mon cœur est à toi sans retour.

IDAMORE.

Sais-tu, fille d’un brame, à qui ton cœur se donne ?

NÉALA.

Le trône de Delhi, que la gloire environne,

Dût-il de mes splendeurs rendre les rois jaloux,

Un désert avec toi m’aurait semblé plus doux.

IDAMORE.

Un désert ! ah ! qu’entends-je ? ah ! vierge infortunée,

Dans le fond des déserts pourquoi n’es-tu pas née,

Ou pourquoi les destins, contre nous irrités,

Ne m’ont-ils pas fait naître au milieu des cités ?

C’est trop me déguiser sous l’éclat qui t’abuse,

À tromper plus longtemps ma fierté se refuse ;

Connais-moi tout entier...

NÉALA.

Idamore, écoutez ;

On s’avance vers nous à pas précipités ;

C’en est fait ! sauvez-moi.

IDAMORE.

Quel mortel las de vivre,

Te voyant sous ma garde, osera te poursuivre ?

Viens... Mais c’est un ami, c’est un guerrier chrétien

À qui j’ai révélé mon secret et le tien,

Qui veillait sur tes jours.

 

 

Scène III

 

NÉALA, IDAMORE, ALVAR

 

ALVAR.

Fuyez. L’aube nouvelle

Ramène à sa clarté tout un peuple fidèle.

Ces bois vont retentir des hymnes du matin,

Et du concert pieux j’entends le bruit lointain.

Ici les premières mesures du chœur.

IDAMORE.

Quoi ! sitôt !...

NÉALA.

Ah ! fuyez.

IDAMORE.

Vous reverrai-je encore ?

NÉALA.

Peut-être.

IDAMORE.

Accordez-moi la faveur que j’implore,

Et je pars.

NÉALA.

Eh bien !... oui.

IDAMORE.

Demain, au même lieu.

NÉALA.

Demain.

IDAMORE.

Vous le jurez ?

NÉALA.

Oui, mais fuyez...

IDAMORE.

Adieu !

 

 

Scène IV

 

NÉALA, tombant à genoux

 

Ô toi ! dont la puissance éclata la première,

Quand Brama de la nuit sépara la lumière,

Soleil, dieu créateur, tes rayons bienfaisants

Aux plus vils des humains prodiguent leurs présents,

Entends du haut des cieux, entends ma voix timide :

Au laurier qui t’est cher si j’offre une eau limpide,

Des couleurs de ton choix si mon front s’est paré

À la fête où ton nom se plaît d’être honoré,

Permets que sous son voile une ombre favorable

Dérobe au châtiment la fuite d’un coupable,

Respecte le secret d’un amant malheureux,

Dont ton œil vigilant a surpris les aveux ;

Mais si, contre son sang, ta clarté s’est armée,

S’il est puni, s’il meurt pour m’avoir trop aimée,

Adieu. Soleil, adieu, demain tu reviendras,

Et mes yeux pour te voir ne se rouvriront pas !

 

 

Scène V

 

BRAMES, portant des instruments, GUERRIERS, PEUPLE

 

Chœur.

PREMIER BRAME.

Du Soleil qui renaît bénissez la puissance ;
Chantez, peuples heureux, chantez :
Couronné de splendeur, il se lève, il s’avance.
Chantez, peuples heureux, chantez
Du Soleil qui renaît les dons et les clartés.

LE PEUPLE.

Il se lève, il s’avance ;
Publions sa puissance,
Adorons ses clartés.

SECOND BRAME.

Sept coursiers, qu’en partant le dieu contient à peine[1].
Enflamment l’horizon de leur brûlante haleine :
Ô Soleil fécond, tu parais !
Avec ses champs en fleurs, ses monts, ses bois épais,
Sa vaste mer de tes feux embrasée,
L’univers plus jeune et plus frais
Des vapeurs du matin sort brillant de rosée !

PREMIER BRAME.

Disparaissez, démons enfantés par la nuit,
Du meurtrier sinistres guides ;
Vous qui trompez par des lueurs perfides
Le voyageur charmé dont l’erreur vous poursuit,
Tombez, disparaissez sous ses flèches rapides !

CHŒUR DES BRAMES.

Et vous, peuples heureux, chantez
Les démons dispersés par ses flèches rapides ;
Et vous, peuples heureux, chantez
L’astre victorieux qui vous rend ses clartés.

LE PEUPLE.

Publions sa victoire,
Adorons ses clartés.

UN BRAME.

Sous douze noms divers les mois chantent sa gloire[2].

UN AUTRE.

Douze palais égaux, où l’entraîne le temps,
Reçoivent tour à tour ses coursiers haletants.

PREMIER BRAME.

Chaque saison lui doit les attraits qu’elle étale :
Le printemps les parfums que son haleine exhale,
L’été ses fruits et ses moissons ;
Il gonfle de ses feux les trésors dont l’automne
En riant se couronne ;
Chantons en lui le père des saisons.

LE PEUPLE.

Chantons, chantons en lui le père des saisons,
Qui doivent à ses dons
L’éclat changeant de leur couronne.

UNE VOIX, parmi le peuple.

Ce doux pays, agréable à ses yeux,
Est un jardin paré de ses largesses ;
Ce doux pays reçoit du haut des cieux
De ses rayons les premières caresses.

UNE AUTRE.

Sous une forme humaine il habita nos monts ;
Des fureurs du serpent délivra, nos campagnes ;
Il apprit aux bergers de divines chansons,
Que répétaient en chœur neuf vierges ses compagnes[3].

CHŒUR.

Ce doux pays, agréable à ses yeux,
Répète encor ses vers mélodieux.

SECOND BRAME.

Eh ! comment garder le silence ?
Le réveil de la terre est un hymne d’amour :
Dans les forêts que leur souffle balance
Les brises du matin célèbrent son retour ;
La mer, qui se soulève, en grondant le salue ;
Tourné vers l’orient où brille un nouveau jour,
Le lion se prosterne et rugit à sa vue ;
Pour lui porter ses vœux au céleste séjour,
L’aigle, en poussant des cris, s’élance...
Eh ! comment garder le silence ?
Le réveil de la terre est un hymne d’amour.

UN GUERRIER.

Je viens d’armer mon fils ; Soleil, de ton passage
Que, féconde en bienfaits, sa gloire offre l’image :
Qu’on admire l’éclat de ses exploits naissants,
Que le midi de sa noble carrière
Brille, comme le tien, de feux éblouissants,
Qu’il meure comme toi dans des flots de lumière ?

UNE JEUNE FILLE.

Ma mère aux portes du tombeau
Languit dans une nuit épaisse,
Les doux rayons de ton flambeau
N’écartent plus le noir bandeau
Dont l’ombre sur ses yeux s’abaisse.

Si je la perds, que puis-je aimer ?
Elle seule était ma famille ;
Sous mes baisers viens rallumer
Ses yeux que la mort va fermer ;
Permets-lui de revoir sa fille.

UN BRAME.

Dieu des divins accords, souris à nos accents.

UN GUERRIER.

Ma main, dieu des guerriers, te consacre ces armes.

UN PASTEUR.

Reçois, dieu des pasteurs, mes fruits et mon encens.

LA JEUNE FILLE.

Dieu de tous, je suis pauvre et je t’offre mes larmes.

CHŒUR DES BRAMES.

Chantez, peuples heureux, chantez
Du Soleil qui renaît les dons et les clartés.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Eh ! comment garder le silence ?
Avec tout l’univers célébrons son retour.
Couronné de splendeur, il se lève, il s’élance ;
Eh ! comment garder le silence ?
Le réveil de la terre est un hymne d’amour.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

EMPSAËL, LE CHŒUR

 

EMPSAËL.

L’astre dont vos concerts ont publié la gloire,

De vos vœux, dans son cours, gardera la mémoire.

Dans le sein des sillons, à ses feux présenté,

Il répandra la vie et la fécondité.

Peuple, offrez-lui toujours d’abondants sacrifices,

Et de riches moissons en paieront les prémices.

Prêtres, persévérez dans vos austérités ;

Vos maux ont un témoin, vos soupirs sont comptés.

Sous le fer, sous le feu, qui creusent vos blessures,

De la chair et du sang réprimez les murmures ;

Dieu vous garde une place auprès de vos aïeux :

La vie est un combat dont la palme est aux cieux.

Sous vos ombrages frais Akébar va descendre ;

Écartez l’imprudent qui le pourrait surprendre.

Le temple s’ouvre, il vient ; à ses pieds prosternés,

Ne levez point vos yeux vers la terre inclinés ;

Gardez-vous d’altérer par leur coupable atteinte

Cette paix des élus sur son visage empreinte.

Qu’on se retire, allez.

Les brames et le peuple se retirent sans regarder Akébar.

 

 

Scène II

 

EMPSAËL, AKÉBAR

 

AKÉBAR descend lentement les degrés du temple et s’approche d’Empsaël, qui se prosterne devant lui.

Levez-vous, Empsaël.

Ne puis-je redouter l’abord d’aucun mortel ?

Ces accents dont Brama daigne emprunter l’organe,

N’iront-ils point frapper une oreille profane ?

EMPSAËL.

Quand tu veux te cacher, flambeau de vérité,

Quel souffle ternirait ton éclat respecté ?

Nul n’osera mêler un regard infidèle

À ce commerce auguste où ta bonté m’appelle ;

Sois sans crainte.

AKÉBAR.

Ô bonheur de se voir adoré,

Qu’avec emportement mon cœur t’a désiré !

Et, pour livrer ma vie à tes pompeux spectacles,

Combien j’ai surmonté de chagrins et d’obstacles !

Je te possède... Hélas !

EMPSAËL.

Quoi ! voulez-vous toujours

De vos prospérités empoisonner le cours,

Souffrir avec ennui que le peuple vous voie

Respirer sans plaisir l’encens qu’il vous envoie ?

N’aimez-vous plus ce trône où des lointains climats

Les rois viennent baiser la trace de vos pas ?

AKÉBAR.

Je l’aimais, quand un autre y siégeait à ma place ;

Entre nous à regret je mesurais l’espace,

À ses débiles mains j’enviais l’encensoir.

Le voilà donc, ce trône où j’ai voulu m’asseoir !

Composer ses regards, veiller sur son visage,

Affecter la froideur d’une insensible image,

Ô tourment ! que mon front, lassé de ses splendeurs,

Se courbe avec dégoût sous le poids des grandeurs !

Que le temple et sa pompe, et sa triste harmonie,

Ont fatigué mes sens de leur monotonie !

Il tombe assis sur un banc de gazon.

EMPSAËL.

Contre l’ennui secret qui consume vos jours,

Dans l’étude autrefois vous cherchiez un secours.

AKÉBAR.

Oui, j’ai longtemps pâli sur ces tables antiques,

Des quatre âges du monde infaillibles chroniques,

Et tant d’écrits savants, entassés dans nos murs,

Ont chargé mon esprit de leurs dogmes obscurs.

Après trente ans d’efforts, j’ai percé dans les ombres

Des caractères saints, des figures, des nombres ;

Les éclats de la foudre et le cri des oiseaux

Ont d’oracles certains payé mes longs travaux.

Qui d’un vol plus hardi consultera les astres

Sur des succès futurs ou de prochains désastres,

Et d’un songe équivoque envoyé par les dieux

Lira d’un œil plus sûr l’avis mystérieux ?

Science que j’aimais, séduisante chimère,

Ta coupe inépuisable à ma bouche est amère ;

Tes charmes sont trompeurs, et tu m’as enivré

Sans étancher la soif dont je suis dévoré !

Quoi ! tout est vain ?...

EMPSAËL.

Jamais vos misères passées

N’ont d’un chagrin plus sombre obscurci vos pensées.

Quel est ce mal cuisant pour vous seul réservé,

Dont vous cachez la plaie à mon zèle éprouvé ?

AKÉBAR se lève.

Quel bonheur, Empsaël, quelle volupté pure

D’abandonner ses sens au vœu de la nature !

Par ces chemins de fleurs, dont j’ai fui les appas,

Qu’il est doux d’égarer ses désirs et ses pas !

Ce bonheur est le tien, ô fougueux Idamore !

EMPSAËL.

Son triomphe importun vous poursuit-il encore ?

AKÉBAR, avec violence.

Il osa me braver : sans fléchir les genoux,

De mon œil menaçant il soutint le courroux !

On l’admire pourtant, on l’exalte, on l’encense ;

L’amour qui l’environne impose à ma puissance :

Il règne, et qu’a-t-il fait ? le devoir d’un soldat ;

Un misérable sang, qu’il verse pour l’État,

L’emporte sur celui dont mon pieux courage

De Brama sur l’autel vient arroser l’image.

Quel effort douloureux s’est-il donc imposé ?

Par quels jeûnes cruels son corps s’est-il usé ?

Sa langue, dont le ciel tolère l’insolence,

N’a pas langui dix ans dans un morne silence.

Il est libre, et son cœur, fier de ses sentiments,

N’en contraignit jamais les heureux mouvements.

Il se livre au penchant dont l’erreur le caresse,

De la gloire à longs traits il savoure l’ivresse ;

Tandis qu’enseveli dans ma noble prison,

J’arme contre mes sens une froide raison ;

Tandis que, m’exerçant par d’obscurs sacrifices,

Je suis mort à la joie, au monde, à ses délices,

Aux douceurs de l’espoir, aux flammes des désirs.

Pour moi sont les tourments, et pour lui les plaisirs ;

Et le bien, le seul bien où mon amour s’attache,

Comblé de tous les dons, c’est lui qui me l’arrache :

Ma puissance, il l’outrage, il l’ose mépriser ;

Sous mes foudres sacrés j’hésite à l’écraser !

Dieux ! ma tête a blanchi dans mon saint ministère,

Et vous donnez sa honte en spectacle à la terre !

Vengez-moi triste objet d’envie et de pitié,

Grands dieux dans mon exil m’avez-vous oublié ?

EMPSAËL.

Ah ! qu’ils ne privent pas de ce chef intrépide

La tribu des guerriers, qui l’a choisi pour guide.

Qu’importe à vos dégoûts qu’il se soit révolté

Contre les droits divins de votre autorité ?

Elle n’est, dites-vous, qu’un illustre esclavage...

AKÉBAR.

Je n’en puis, sans mourir, endurer le partage.

Triste effet des grandeurs ! leur amour malheureux

Égare nos esprits en de contraires vœux ;

S’il échappe à nos mains, ce pouvoir qui nous pèse,

Il nous laisse un regret que nul charme n’apaise,

Un vide, un vide affreux que rien ne peut combler :

De sa vieillesse oisive on se sent accabler ;

Un je ne sais quel vague empoisonne l’étude,

Corrompt de nos plaisirs l’innocente habitude ;

Alors il faut mourir !... Encor quelques instants,

Je connaîtrai mon sort : il viendra, je l’attends...

Ah ! qu’il honore en moi l’autorité suprême,

Et je ne le hais plus, je l’adopte, je l’aime.

Qu’il parle : que veut-il ? des biens ? des dignités ?

EMPSAËL.

Quels dons par vous offerts n’a-t-il pas rejetés ?

AKÉBAR.

Peut-être il en est un qui fléchira sa haine :

Par ce lien auguste il faut que je l’enchaîne ;

Je le veux. Cet honneur est sans doute inouï,

Et son farouche orgueil en doit être ébloui.

Je le veux...

EMPSAËL.

Pour bannir le soin qui vous tourmente,

Souffrez que devant vous Néala se présente ;

Et bientôt à sa voix ce déplaisir mortel

Fera place aux transports de l’amour paternel.

AKÉBAR.

Moi, la voir ! ah ! demeure. Infortuné ! j’évite

Jusqu’aux doux mouvements dont son aspect m’agite.

Ils troublent ma ferveur ; je m’accuse en secret

D’un sentiment humain dont Dieu n’est pas l’objet.

Mais je l’aime, et, soigneux de cacher ma faiblesse,

Je me fais un tourment de ma propre tendresse.

Néala me redoute ; en lui tendant les bras

Jamais je n’enhardis son timide embarras ;

Jamais je n’adoucis par un tendre sourire

L’austère majesté qui sur mes traits respire.

Quand un père à sa fille ouvre ses bras tremblants,

Lui laisse avec amour baiser ses cheveux blancs,

Je m’indigne, je pleure, et vois d’un œil d’envie

Ce bonheur inconnu dont j’ai privé ma vie.

Ma fille !... Et je la perds ! Le ciel veut qu’à ce prix

Je rachète un pouvoir qu’il m’a trop tôt repris !

Ma mort suivra de près cette épreuve dernière...

Mais j’emporte au tombeau ma grandeur tout entière.

Eh bien ! n’hésitons plus, j’y souscris, c’en est fait !

EMPSAËL.

Ah ! sachez vous contraindre : Idamore paraît.

Pourrez-vous déguiser l’horreur qu’il vous inspire ?...

AKÉBAR, froidement.

Quelle horreur ? qu’avez-vous, et que voulez-vous dire ?

Voyez, je suis tranquille, et sur mon front serein

Mon trouble n’a laissé ni courroux, ni chagrin.

Sortez.

 

 

Scène III

 

AKÉBAR, IDAMORE

 

IDAMORE.

Votre message a droit de me surprendre ;

À cet excès d’honneur j’étais loin de m’attendre.

Vous souhaitez me voir, vous, seigneur ! et pourquoi ?

Pontife du Très-Haut, que voulez-vous de moi ?

AKÉBAR, à part.

De quel œil ce profane insulte à ma présence !

À Idamore.

Contre ma faible voix vous vous armez d’avance :

Vous apportez sans doute à ce grave entretien

Un cœur aigri, blessé, bien différent du mien ;

Vous le connaissez mal.

IDAMORE.

Il a changé peut-être.

Pour moi, je suis le même, et je veux toujours l’être ;

Juste, mais inflexible.

AKÉBAR.

Ainsi votre fierté

Prend le mépris des lois pour l’austère équité.

Ce bras, qui les détruit, met la force à leur place,

N’écoute de conseils que ceux de son audace.

Un vainqueur tel que vous se croirait avili

S’il n’affectait l’horreur de tout ordre établi.

Vous laissez le vulgaire accorder à l’usage

Ses aveugles respects et son servile hommage ;

Mais vous !...

IDAMORE.

De mes avis le sacrilège orgueil

Du temple où vous régnez a-t-il franchi le seuil ?

L’a-t-on vu s’arroger quelques droits despotiques

Sur vos rites secrets, vos pieuses pratiques ?

Content d’y présider, laissez, laissez mes mains

Se charger du fardeau des intérêts humains.

Soyez plus qu’un mortel, j’y consens, si nous sommes,

Vous le dernier des dieux, moi le premier des hommes.

AKÉBAR.

Poursuivez, Idamore ; il est digne de vous

D’accabler un vieillard sans force et sans courroux.

Est-ce là ce guerrier si grand, si magnanime ?

Insensé quelle erreur contre moi vous anime ?

Suis-je votre ennemi ?

IDAMORE.

Vous l’êtes, je le sais.

Mon ennemi ! qui, vous ?... plus que vous ne pensez...

Plus que je ne puis dire.

AKÉBAR.

Eh ! comment ? je l’ignore.

Qu’ai-je fait ?

IDAMORE.

Mon malheur. Vous qu’un vain peuple adore,

Qui portez saintement d’inévitables coups ;

Oui, vous mon ennemi, le plus cruel de tous ;

Oui, ce que n’auraient pu ni chrétiens ni Tartares,

Vous l’avez fait : c’est vous...Malheureux, tu t’égares !

AKÉBAR.

Que répondre, Idamore, à ces vagues discours,

Dont la fureur commence et rompt soudain le cours ?

Ô vous qui m’accusez, je plains votre délire.

Connaissez-la cette âme, où vous avez cru lire :

Moi, me préoccuper de soins ambitieux,

Quand la nuit du tombeau se répand sur mes yeux,

Quand l’eau lustrale attend ma dépouille glacée ?

Qu’un plus sublime objet absorbe ma pensée !

Le bonheur de ma fille, après de longs combats,

Est l’unique devoir qui me trouble ici-bas.

Le ciel, dont la bonté la rend à mes tendresses,

A dérobé sa tête au bandeau des prêtresses.

Une illustre alliance embellirait ses jours ;

J’ai cherché dans l’armée, au temple, dans les cours,

Quelque mortel si grand que son sang trouvât grâce

Devant l’éclat divin des auteurs de ma race.

IDAMORE.

Il est choisi sans doute ?

AKÉBAR.

Oui, seigneur. Je le crois,

Digne de mes aïeux, de ma fille et de moi.

IDAMORE.

Son nom !...

AKÉBAR.

Il porte un nom que l’Indostan révère,

Le destin des combats ne lui fut point sévère,

Il est brave, puissant...

IDAMORE.

Mais enfin, cet époux,

Ce vainqueur, ce héros, quel est-il donc ?

AKÉBAR.

C’est vous.

IDAMORE.

Qu’entends-je !

AKÉBAR.

Le voilà, cet ennemi terrible...

IDAMORE.

Ah ! croyez... J’ignorais... Ô ciel ! est-il possible ?

Qui ? moi ?

AKÉBAR.

De cet espoir je flattais mes douleurs,

Et ce jour, le premier de la saison des fleurs,

Ce jour, que nous comptons parmi nos jours propices,

Eût éclairé vos nœuds formés sous ses auspices.

IDAMORE.

Mon père ! l’Éternel me parle par ta voix ;

Il t’inspire, il me nomme, il a dicté ton choix.

J’accepte ses bienfaits, j’adore tes oracles.

Un seul mot de ta bouche enfante des miracles ;

Oui, mon orgueil vaincu s’humilie à tes pieds.

Que par mon repentir mes torts soient expiés.

J’avais vu Néala, j’aimais sans espérance ;

J’ai maudit tes autels, vos lois, ma dépendance,

Toi-même, toi, mon père... et tu combles mes vœux !

D’un amour téméraire excuse les aveux ;

Pardonne à mes fureurs. J’abjure, je déteste

De ce cœur révolté l’égarement funeste ;

Mais du moins à la haine il fut toujours fermé :

Mon crime, ah ! mon seul crime est d’avoir trop aimé !

AKÉBAR.

Ne vous condamnez point : peut-être ma sagesse

Gênait par ses leçons votre ardente jeunesse.

Je puis à votre oreille épargner mes avis...

IDAMORE.

Non, parlez, commandez : ils seront tous suivis.

Prenez sur ma raison un souverain empire.

Eh ! ne vous dois-je pas le seul bien où j’aspire ?

Néala, mon amante... ah ! daignez l’appeler.

Ne puis-je la revoir ? vais-je enfin lui parler ?

Quel lieu doit nous unir ? quelle heure fortunée

Verra bénir par vous un si cher hyménée ?

AKÉBAR.

Eh bien, que de nos lois la sainte austérité

Fléchisse pour vous seul devant ma volonté !

Ces bois religieux, dont un antique usage

Aux pompes de l’hymen consacre le feuillage,

Vers la quatrième heure entendront vos serments ;

Qu’ils soient de vos aveux les premiers confidents.

Attendez votre épouse aux lieux où je vous laisse.

Adieu, mon fils.

Il présente sa main à Idamore, qui s’incline pour la baiser. À part.

Superbe, enfin ton front s’abaisse.

 

 

Scène IV

 

IDAMORE

 

Son fils ! je suis son fils ! l’époux de Néala !

Son fils... De ce doux nom un autre m’appela.

Il me pleure... il me cherche, et mon hymen s’apprête.

Il n’assistera point à cette auguste fête.

Zarès n’est plus mon père, hélas ! il ne l’est plus !...

Des biens communs à tous, les hommes l’ont exclus,

Et tu t’es fait leur frère à force d’imposture !

Ton âme s’avilit en fuyant la nature :

Ils t’ont rendu cruel, perfide, ingrat comme eux ;

Renonce à ton vieux père, achève et sois heureux.

Quel bonheur de tromper une vierge innocente,

De frémir au doux son de sa voix caressante,

De la craindre en l’aimant, de dire avec effroi :

Ce cœur, s’il me connaît, va se fermer pour moi !

D’étouffer un secret dont le poids vous oppresse !...

Et s’il éclate, ô ciel ! quel prix de sa tendresse ?

La malédiction dont mes jours sont couverts,

L’exil, le désespoir, la mort dans les déserts !...

Non elle connaîtra le proscrit qu’elle adore...

Mais contre ses terreurs si l’amour lutte encore,

De ces nœuds réprouvés affrontant le danger,

Si de mon avenir elle ose se charger,

Nature, il faut céder, j’oublierai tout pour elle.

Dieux ! je la vois heureuse, elle en paraît plus belle.

De quel funeste aveu je la vais accabler !

Je tremble !!... Elle m’apprend que je pouvais trembler.

 

 

Scène V

 

IDAMORE, NÉALA

 

NÉALA.

Accusez-vous encor la justice éternelle ?

Le pontife à sa voix vous trouve-t-il rebelle ?

Il vous donne sa fille, il parle, et son pouvoir

Change une ardeur coupable en un pieux devoir.

Que béni soit le jour qui nous rend l’innocence !

Le Très-Haut nous a vus d’un regard d’indulgence,

Et les divinités qui peuplent ces forêts

Devant lui sans colère ont porté nos secrets.

Au pied de son autel confondons nos hommages,

Venez... mais sur vos traits quels sinistres nuages !

IDAMORE.

Néala !

NÉALA.

Qu’avez-vous ?

IDAMORE.

Si vous saviez...

NÉALA.

Eh bien ?

IDAMORE.

Détruirai-je d’un mot mon bonheur et le sien ?

Vous m’aimez ?

NÉALA.

Moi, grands dieux !

IDAMORE.

Mais d’un amour extrême,

Sans borne, égal au mien ?

NÉALA.

J’en appelle à vous-même.

IDAMORE.

C’est moi que vous aimez, non le chef des guerriers,

Non l’éclat de mon rang, mes titres, mes lauriers ?

Quel que soit l’abandon où l’avenir me livre,

À ces biens fugitifs votre amour doit survivre ?

NÉALA.

En doutez-vous ?

IDAMORE.

Jamais vous ne les avez plaints,

Ces malheureux, privés de l’aspect des humains...

NÉALA.

Comment ?

IDAMORE.

Dont la tribu, proscrite et vagabonde,

Traine après soi l’horreur et les mépris du monde 

NÉALA.

N’achevez pas leur nom est funeste, odieux ;

Il souillerait l’air pur qu’on respire en ces lieux.

IDAMORE.

Un d’eux... il était las de son sort misérable...

Secouant tout à coup l’opprobre qui l’accable,

Il vient, combat, triomphe : admis dans les cités,

Il profane les murs par vous-même habités.

NÉALA.

Ah ! que de son abord votre bras m’affranchisse ;

Un ennemi du ciel, un monstre !... Qu’il périsse !

Point de pitié, frappez !

IDAMORE.

Frappez donc votre époux :

Cet ennemi, ce monstre embrasse vos genoux.

Frappez.

NÉALA se précipite vers la statue de Brama, qu’elle embrasse.

Toi qui l’entends, protège ta prêtresse ;

Dieu, fais luire entre nous ta foudre vengeresse ;

Que ce marbre insensible, ébranlé par mes cris,

Entre l’impie et moi renverse ses débris.

IDAMORE, à genoux.

Ma vie est un fardeau ; prenez-la, je l’abhorre :

Mon amitié flétrit ; mon amour déshonore,

Mon nom glace d’effroi.

NÉALA, sans le regarder.

Les cieux m’en puniront ;

Mais le tranchant du fer n’atteindra pas ton front.

Infortuné, va-t’en !

IDAMORE.

Hélas ! dans quelles villes,

Sous quel heureux climat, sur quels bords si fertiles,

Où les plaisirs pour moi ne soient sans volupté,

Le printemps sans parure, un beau jour sans clarté ?

Vous fuirai-je aux déserts ? mais où fuir ce qu’on aime ?

Dans quel antre profond me cacher à moi-même ?

Où ne verrai-je plus ces flambeaux de la nuit,

Dont les feux si souvent à vos pieds m’ont conduit ?

Par quel chemin vous fuir ? quel rocher, quelle source,

Pour me parler de vous, ne suspendra ma course ?

Beaux lieux, sans m’arrêter comment vous parcourir,

Et puis-je en la fuyant m’arrêter sans mourir ?

Fleuve heureux, bois si cher à ma reconnaissance,

Je vous reverrai donc, mais pleins de son absence !...

À travers les rameaux, là, j’observais ses pas :

Là, pour l’entretenir, j’affrontai, le trépas ;

Là, les heures pour moi s’allongeaient dans l’attente ;

Ici, je lui donnai ce doux titre d’amante ;

Plus loin... ô Néala, quel prix de mes exploits !

Je leur dus de vous voir pour la première fois.

Couronné par vos mains, que j’étais fier de l’être !

Ah ! vous m’aimiez alors, vous m’admiriez peut-être !

Oui, malgré vos mépris, oui, malgré mon malheur,

Ce jour atteste encor que j’eus quelque valeur ;

Quelques dons m’élevaient au-dessus du vulgaire,

Et j’avais des vertus, puisque j’ai pu vous plaire.

NÉALA.

Ils me furent cruels, ces dangereux trésors,

Dont j’exaltais le prix pour tromper mes remords.

Pourquoi m’ont-ils caché, sous leur brillant mensonge,

L’abîme inévitable où mon erreur me plonge ?

Malheur au cœur aimant que leur charme séduit :

C’est par eux qu’à jamais mon bonheur fut détruit.

IDAMORE.

Il ne l’est pas encor ; du moins il peut renaître.

La pompe se prépare, eh bien !... dois-je y paraître ?

Cet aveu qu’en tremblant j’ai versé dans ton sein,

N’y laisse plus pour moi qu’horreur et que dédain :

D’un amour confiant il est l’excès sublime,

Mon seul droit au pardon, mon titre à ton estime.

Je disais Il m’est doux de lui livrer mon sort,

D’arracher à sa crainte un si pénible effort,

Si grand, si généreux, que jamais avant elle

La plus parfaite ardeur n’en laissa de modèle :

Donnons-lui ce triomphe ; honneurs, lauriers, pouvoir,

Jetons tout à ses pieds, je veux tout lui devoir !

Je l’ai fait sur la foi de ta sainte promesse,

J’en ai cru ta pitié, j’en ai cru ta tendresse ;

Chassé, maudit par toi, j’en crois encor tes pleurs ;

Voilà tous mes garants ; parle, sont-ils trompeurs ?

NÉALA.

Eh ! quel est ton espoir ? que d’une âme affermie

J’accepte en t’épousant l’exil et l’infamie ?...

Je le veux ; mais demain quel sera mon appui,

Si l’ange de la mort m’appelle devant lui ?

Surprise dans les nœuds d’un hymen sacrilège,

À ce juge irrité, dis-moi, que répondrai-je ?

Le courroux des humains ne peut m’épouvanter ;

Mais le sien, mais pour toi le faut-il affronter ?

Mais faut-il échanger contre des cris funèbres,

Contre le noir séjour des esprits de ténèbres,

Contre des châtiments qui prolongent mes maux

Au delà de ce monde, au delà des tombeaux,

Cette paix, ces plaisirs, ces innocentes joies,

Que Dieu garde aux tribus qui marchent dans ses voies,

Dieu même, et les clartés de ce palais divin

Où rayonne un jour pur sans aurore et sans fin ?

IDAMORE.

Non ; mais je t’y suivrai. Quel forfait m’en exile ?

Le sein de l’Éternel est aussi notre asile.

Va, ces mortels si fiers, qui nous ont rejetés,

De ce bonheur en vain nous croient déshérités.

Nous sommes ses enfants. Comme sur leur visage

N’a-t-il pas sur le nôtre imprimé son image ?

De nos jours et des leurs, qu’il pèse également,

Au même feu céleste il puisa l’aliment.

Nos sens formés par lui, nos traits, tout est semblable.

Ont-ils un œil plus sûr, un bras plus redoutable ?

Dieu dans leur voix plus mâle a-t-il mis d’autres sons ?

Le soleil, pour eux seuls prodigue de moissons,

N’échauffe-t-il pour nous que poisons homicides ?

Les fruits se sèchent-ils sur nos lèvres avides ?

Les flots, dont notre soif implore le secours,

Pour tromper ses ardeurs détournent-ils leur cours ?

Ces mortels, comme nous, sont condamnés aux larmes,

Soumis aux mêmes maux, blessés des mêmes armes ;

Les mêmes passions nous brûlent de leurs feux ;

Ils souffrent comme nous, et nous aimons comme eux...

Ah ! cent fois davantage... Et Dieu, lui, notre père,

N’eût fait de tant d’amour qu’un jeu de sa colère !

L’homme a seul méconnu ce doux instinct des cœurs ;

Des frères, qu’il proscrit, il sépare les sœurs.

La mort rassemblera cette famille immense ;

Dieu nous appelle tous : le brame qui l’encense,

Et l’enfant du désert repoussé des autels,

Reposeront unis dans ses bras paternels.

NÉALA.

Je goûte à t’écouter un charme trop funeste ;

D’un courroux qui s’éteint ne m’ôte pas le reste.

Ah ! fuis, séparons-nous !

IDAMORE.

Tu l’ordonnes, je pars ;

Mais vers moi pour adieu tourne au moins tes regards.

Ne me refuse pas...

NÉALA, se retournant vers lui.

Idamore !

IDAMORE, se rapprochant d’elle par degrés.

Ma vue

N’a pas troublé tes sens d’une horreur imprévue.

Non. Qu’avais-tu pensé ? que tu reconnaîtrais

Le sceau de la vengeance empreint sur tous mes traits ;

Se sont-ils revêtus d’une forme nouvelle ?

Crois-tu qu’un feu sinistre en mes yeux étincelle ?...

Ils brillent, Néala, de tendresse et d’espoir.

Laisse-les s’enivrer du plaisir de te voir.

Ne tremble pas ainsi ; que mon bras te soutienne ;

Que je sente ta main tressaillir dans la mienne...

Eh bien ! le Tout-Puissant, de mon bonheur jaloux,

Pour désunir nos mains, descend-il entre nous ?

Sa fureur sous tes pieds n’ébranle pas la terre,

Il ne t’accuse pas par la voix du tonnerre :

Il pardonne, il sourit à d’innocents transports ;

Pardonne à son exemple, étouffe un vain remords,

Consens à notre hymen...

NÉALA.

Je ne puis, je frissonne.

Qu’un moment à moi-même en paix je m’abandonne.

Ton funeste secret me trouble et me poursuit !

J’ai peine à rappeler ma raison qui me fuit.

L’heure approche où mes sœurs couvrent l’autel d’offrandes ;

Elles vont m’entourer... que je crains leurs demandes !

Comment à leurs regards déguiser mon effroi ?

Où me cacher ?... je veux... De grâce épargne-moi !

IDAMORE.

Ah ! d’un doute accablant qu’un seul mot me délivre :

Dois-je fuir ou rester, dois-je mourir ou vivre ?

NÉALA.

Reste pour mon malheur...

IDAMORE.

Arbitre de mes jours,

Va, décide à ton gré du sort de nos amours.

Tout est douleur pour moi, tout, jusqu’à l’espérance.

Qu’il soit prompt, cet arrêt que ma terreur devance ;

Dût-il me condamner, j’aspire à le savoir :

Il finira mes maux ; réduit au désespoir,

Un cœur tel que le mien n’est pas longtemps à plaindre,

Et préfère un refus au tourment de le craindre !

Idamore sort d’un côté, Néala de l’autre ; les prêtresses entrent par le fond.

 

 

Scène VI

 

PRÊTRESSES

 

Chœur.

UNE D’ELLES.

Néala.

UNE AUTRE.

Néala !

LA PREMIÈRE.

Pourquoi fuir loin de nous ?
Mais c’est en vain que je l’appelle.

LA SECONDE.

Aurions-nous donc, mes sœurs, allumé son courroux ?

UNE AUTRE.

Quel trouble s’est emparé d’elle ?

UNE AUTRE.

Absente, quand le fleuve a reçu nos présents,
Elle n’a point offert les vœux que notre zèle
Adresse chaque jour à ses flots bienfaisants ;
Quel trouble s’est emparé d’elle ?

CHŒUR.

Confiante amitié, que ton charme vainqueur
Prête une voix à ses peines secrètes,
Et que la paix qui règne en ces retraites,
Confiante amitié, rentre enfin dans son cœur !

UNE PRÊTRESSE.

Reprenons nos travaux, et, durant son absence
Puissent-ils charmer notre ennui !
Contre l’effort des vents ces myrtes sans appui
Accusent notre indifférence.
Des banians touffus par le brame adorés
Depuis longtemps la langueur nous implore :
Courbés par le midi, dont l’ardeur les dévore,
Ils étendent vers nous leurs rameaux altérés.

UNE AUTRE.

Invoquons la faveur de ces puissants génies,
À qui des bois sacrés les nymphes sont unies[4].

LA PREMIÈRE.

Esprits aériens de la terre et des eaux,
Dont les soupirs parfument ces berceaux,
Qui murmurez dans le creux des ruisseaux,
Et que le vent du soir apporte sur ses ailes !

LA SECONDE.

Demi-dieux, dont les mains fidèles
Allument de la nuit les innombrables feux,
Épanchent les rosées, ouvrent les fleurs nouvelles,
Et des insectes amoureux
Suspendent aux gazons les vives étincelles !...

CHŒUR.

Descendez du haut des airs,
Quittez le cristal humide
De vos ruisseaux toujours clairs ;
À des soins qui vous sont chers
Que votre faveur préside ;
Descendez d’un vol rapide,
Légers habitants des airs.

UNE PRÊTRESSE.

Venez ; la nymphe invisible,
Qui, dans sa prison flexible,
Reçoit vos embrassements,
Sous l’écorce qui la presse
Répond à votre tendresse
Par de doux frémissements.

UNE AUTRE.

Venez rafraîchir les roses
Qui, sous votre haleine écloses
Couronnent nos bords heureux ;
Que le parfum, qui s’exhale
De ces trésors du Bengale,
Vers vous monte avec nos vœux.

CHŒUR.

Quittez le cristal humide
De vos ruisseaux toujours clairs ;
Qu’en ces lieux l’amour vous guide ;
À des soins qui vous sont chers
Que votre faveur préside ;
Descendez d’un vol rapide,
Légers habitants des airs.

UNE PRÊTRESSE.

Quel noir penser vous inquiète ?
Ma sœur, ce vase échappe à vos bras languissants...

UNE AUTRE.

Au bruit de nos concerts votre bouche muette
S’efforce, mais en vain, de mêler ses accents.

UNE AUTRE.

Je songe à Néala ; d’une pitié nouvelle
Son souvenir vient attrister mes sens.
Quel trouble s’est emparé d’elle ?

CHŒUR.

Confiante amitié, que ton charme vainqueur
Prête une voix à ses peines secrètes,
Et que la paix qui règne en ces retraites,
Confiante amitié, rentre enfin dans son cœur !

UNE PRÊTRESSE.

Quand un lis virginal penche et se décolore,
Par un ciel brûlant desséché,
Sous l’urne qui l’arrose il peut renaître encore ;
Mais quand un ver rongeur dans son sein est caché
Quel remède essayer contre un mal qu’on ignore ?

CHŒUR.

Confiante amitié, que ton charme vainqueur
Prête une voix à ses peines secrètes,
Et que la paix qui règne en ces retraites,
Confiante amitié, rentre enfin dans son cœur !

UNE PRÊTRESSE.

Mais que vois-je ? Mirza par sa tendre éloquence,
Zaïde par ses soins touchants,
Sans doute ont de ses maux calmé la violence.
Chères sœurs, suspendons nos chants :
Respectons ses chagrins ; elle approche, silence !

CHŒUR.

Chères sœurs, suspendons nos chants :
Respectons ses chagrins, elle approche, silence !

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

NÉALA, ZAÏDE, MIRZA, LE CHŒUR

 

NÉALA, aux prêtresses.

Zaïde, et toi, Mirza, vous, qu’un vœu solennel

Réunit dès l’enfance autour du même autel,

Longtemps par les plaisirs permis dans ces demeures

Notre tendre amitié remplit le cours des heures ;

Ces arbres l’ont vu naître, et, témoins de nos jeux,

En croissant chaque jour l’ont vu croître avec eux.

La fête qu’on prépare en va rompre les charmes,

Et vous vous étonnez de voir couler mes larmes !

ZAÏDE.

Aimable et cher objet de nos soins assidus,

Tes soupirs sont compris et te sont bien rendus ;

Et, si ce prompt départ te semble un coup si rude,

Que de fois, en songeant à notre solitude,

Que de fois de nos mains les festons et les fleurs,

Préparés pour ton front, tombent mouillés de pleurs !

MIRZA.

Notre jeune compagne à nous quitter s’apprête ;

Mais l’avenir pour elle est un long jour de fête.

L’hymen n’a point de gloire ou de riants appas

Dont il ne prenne soin d’environner ses pas.

On l’aime, elle est heureuse, est-ce à nous de nous plaindre ?

NÉALA.

Hélas !

MIRZA.

Pourquoi gémir ?

ZAÏDE.

Ne cherche pas à feindre ;

Tu le voudrais en vain.

MIRZA.

Parle, un songe imposteur

Des troubles de ton âme est peut-être l’auteur ?

NÉALA.

Celui par qui du ciel la volonté s’explique,

Mon père, en eût levé le voile prophétique.

ZAÏDE.

Entends-tu quelque dieu, que le fer a touché,

Se plaindre sous l’écorce où Brama l’a caché ?

Quel bruit te fait pâlir ? Quelle voix inconnue

Perce les marbres saints ou déchire la nue ?

Aurait-on profané cet asile de paix ?

NÉALA, vivement.

Non, ne le croyez pas ; eh ! comment ? non, jamais !

Qui l’eût osé ?

MIRZA.

Serait-ce une secrète haine

Qui de ton jeune époux te fait craindre la chaîne ?

NÉALA.

Ah ! je ne le hais pas ! je m’engage aujourd’hui

À vivre, et, s’il le faut, à souffrir avec lui.

Que ses maux soient les miens, et que l’hymen nous lie

Pour toujours, pour le temps et l’éternelle vie.

ZAÏDE.

Cesse donc, Néala, de voir avec effroi

L’existence nouvelle ouverte devant toi.

Va, nos divinités te défendront sans cesse :

Elles n’oublieront point que tu fus leur prêtresse ;

Qu’à tes devoirs par toi nuls objets préférés

N’ont distrait tes esprits sous ces bosquets sacrés ;

Qu’on n’eût pas vu ta bouche approcher d’une eau pure.

Sans que ta piété rafraîchit leur verdure,

Et que ta main jamais, dans son respect pour eux,

Ne leur fît un larcin pour parer tes cheveux.

Ce monde séduisant, qui cause tes alarmes,

Sans danger pour ton cœur, aura pour lui des charmes.

Quel bien à ses plaisirs se pourrait comparer,

Puisqu’à la vertu même on peut les préférer ?

NÉALA.

Ils ne me rendront pas nos tranquilles études,

Nos secrets entretiens, nos douces habitudes.

Je vous quitte à regret, les dieux m’en sont témoins,

Puissent-ils vous bénir ! Je confie à vos soins

Les plantes que par choix cultivait ma tendresse,

Les rameaux que mes dons courbaient sous leur richesse,

Les oiseaux familiers qui, nourris dans ces bois,

Descendaient sur ma trace et venaient à ma voix.

Qu’au lever du soleil ma gazelle chérie

Trouve sur vos genoux l’onde et l’herbe fleurie ;

En souvenir de moi protégez-la toujours ;

Mêlez, en lui parlant, mon nom à vos discours.

De ma longue amitié gardez chacune un gage.

À une prêtresse.

Toi, ces voiles brillants dont tu vantais l’ouvrage ;

Mirza, les ornements que mes bras ont portés...

Mais Zaïde, mes sœurs, n’est plus à nos côtés.

D’où vient que ses regards sont troublés par la crainte ?

ZAÏDE.

Voyez, un étranger pénètre en cette enceinte.

NÉALA.

Ce guerrier, dont la bouche honore un autre dieu,

Le devance, lui parle, et lui montre ce lieu ;

Il le quitte.

MIRZA.

Vers nous ce voyageur se traîne

Sous d’obscurs vêtements qui le couvrent à peine ;

Il vient, un frêle appui guide ses pas pesants ;

Sa barbe et ses cheveux sont blanchis par les ans.

Mes sœurs, rentrons au temple.

NÉALA.

Eh ! pourquoi ? quelle offense

Craignez-vous d’un vieillard sans force et sans défense ?

Osons le secourir ; ses vœux reconnaissants

Seront pour le Très-Haut plus doux que notre encens.

 

 

Scène II

 

NÉALA, ZAÏDE, MIRZA, ZARÈS, LE CHŒUR

 

ZARÈS s’avance appuyé sur un bâton.

Prêtresses des forêts, j’ignore vos usages ;

Puis-je au pied de vos murs m’asseoir sous ces ombrages ?

D’un moment de repos ma faiblesse a besoin.

NÉALA.

Vieillard, vous le pouvez.

ZARÈS.

J’arrive de si loin !

NÉALA, s’approchant pour le soutenir.

Tout en vous nous révèle un pieux solitaire...

ZARÈS.

Moi !

NÉALA.

Qui donc êtes-vous ?

ZARÈS.

Étranger sur la terre.

Aux prêtresses qui l’entourent.

Je ne mérite pas ces secours empressés.

NÉALA.

Vous êtes malheureux ?

ZARÈS.

Je le suis.

NÉALA.

C’est assez ;

Zarès s’assied sur un banc de gazon.

Je dois vous les offrir. Pourquoi, courbé par l’âge,

Entreprendre sans guide un pénible voyage ?

ZARÈS.

Je n’ai pas un ami.

NÉALA.

De l’hospitalité

Nul n’a rempli pour vous le devoir respecté !

Qui vous nourrit ?

ZARÈS.

Les dons du passant que j’implore ;

Pauvre, demandant peu, recevant moins encore,

Satisfait cependant...

NÉALA.

Ô dieux, que je vous plains !

Vous venez visiter les tombeaux de nos saints,

Consulter le grand prêtre, ou bien votre vieillesse

D’un long pèlerinage accomplit la promesse ?

ZARÈS.

Non.

NÉALA.

Que cherchez-vous donc ?

ZARÈS.

Un bien que j’ai perdu.

NÉALA.

S’il dépend d’un mortel, il vous sera rendu.

Faut-il armer pour vous l’autorité suprême ?

Mon père est tout-puissant.

ZARÈS.

Vous l’aimez, il vous aime...

Ne le quittez jamais !

NÉALA.

D’où vient que vous pleurez ?

ZARÈS.

Hélas ! c’est malgré moi.

NÉALA.

Mais, si vous l’implorez,

Akébar va d’un mot finir votre misère.

ZARÈS.

Un seul homme le peut : il le voudra, j’espère...

Le chef de vos guerriers.

NÉALA.

Idamore ?

ZARÈS.

C’est lui.

NÉALA.

Vieillard, pour le fléchir empruntez mon appui.

ZARÈS se lève.

Il est connu de vous ?

NÉALA.

Aujourd’hui l’hyménée

Pour jamais à la mienne unit sa destinée.

ZARÈS.

Je n’ai plus qu’à mourir.

NÉALA.

Vous vivrez s’il m’entend.

Soulagez vos douleurs en me les racontant.

ZARÈS.

Non, non, dans son cœur seul mon secret doit descendre ;

J’expire d’un chagrin que lui seul peut comprendre.

NÉALA.

Il vient.

ZARÈS.

Mon sang se glace, et, prêt à lui parler,

Je sens ma voix s’éteindre et mes genoux trembler.

Je ne me soutiens plus.

Il retombe assis.

 

 

Scène III

 

ZARÈS, NÉALA, IDAMORE, ALVAR, LE CHŒUR

 

ALVAR, à Idamore.

Aux portes de la ville,

Sur une pierre assis, il pleurait immobile.

Je m’approche, à ses pleurs je me laisse attendrir :

« Idamore est le seul qui les puisse tarir. »

Il dit. Je cours au temple, où ma voix importune

Trouble de ce récit votre heureuse fortune ;

Mais j’ai fait le devoir d’un ami, d’un chrétien ;

Et c’est à l’homme heureux que la pitié sied bien.

Consolez ce vieillard.

NÉALA, s’approchant d’Idamore.

Ah ! si je vous suis chère,

Daignez en sa faveur accueillir ma prière.

IDAMORE.

Eh quoi ! près d’Akébar au temple rappelé,

Quand j’apprends que par vous mon espoir est comblé,

Quand cet aveu m’arrache aux horreurs de l’attente,

à qui je dois tout me parle en suppliante !

Ah ! venez...

NÉALA.

Il ne veut pour confident que vous.

Adieu. Rentrons, mes sœurs.

IDAMORE.

Cher Alvar, laisse-nous.

 

 

Scène IV

 

ZARÈS, assis, IDAMORE

 

IDAMORE.

Étranger, quel revers faut-il que je répare ?

Puis-je vous rendre un bien dont le sort vous sépare ?

Répondez.

ZARÈS.

C’est lui-même ! il m’a parlé ! j’entends

Cette voix, dont les sons m’avaient fui si longtemps !

IDAMORE.

Dans mon cœur attendri quel souvenir s’éveille ?

Où suis-je, et quels accents ont frappé mon oreille ?

Je les connais... Que vois-je ?

ZARÈS.

Un vieillard insensé,

Qui poursuit un ingrat dont il fut délaissé,

Qui voulait de rigueur armer son front sévère,

Et sent frémir pour toi ses entrailles de père.

IDAMORE.

Dieux ! vous m’ouvrez vos bras !

ZARÈS.

La nature a ses droits,

Plus forts que ma raison. Viens, viens, je te revois !

J’ai pardonné !

IDAMORE.

Mon père !

ZARÈS.

Ô moment plein de charmes !

 Idamore, ô mon fils ! ô jour ! ô douces larmes !

Tu m’aimais, je le sens ; pourquoi m’as-tu quitté ?

Quel horrible abandon ! et je l’ai supporté !

Je résiste à l’ivresse où mon âme se noie !

On ne peut donc mourir de douleur ni de joie !

IDAMORE.

Quoi ! vous me pardonnez ?

ZARÈS se lève et regarde son fils.

Heureux progrès des ans !

Que son port est plus fier, ses traits plus imposants !

Que son aspect m’enchante !

IDAMORE.

Ô ciel ! par quel ravage

Les ans sur son front pâle ont marqué leur passage !

ZARÈS.

Ce ne sont pas les ans, mon fils, mais les chagrins.

Vos jours dans les cités ne sont pas tous sereins ;

Et pourtant quel mortel, maudit des destinées,

Vit en plus sombres nuits s’y changer ses journées ?

Fut-il pour l’œil d’un père un plus affreux réveil ?

Malheureux, j’ai vu naître et pâlir le soleil,

Sans que ses premiers feux ni sa clarté mourante

De mes sens éperdus aient calmé l’épouvante.

Je marchais, je courais, je criais : Ô mon fils !

Mon fils !... L’écho, lui seul, répondait à mes cris.

Je rentrai vers le soir, me disant sur ma route :

Près du toit paternel mon fils m’attend sans doute.

Personne sur le seuil, nul vestige, aucun bruit ;

Je m’y retrouvai seul, et seul avec la nuit.

Que son astre à regret sembla mesurer l’heure !

Combien ma solitude agrandit ma demeure !

Mes yeux, de pleurs noyés, s’attachaient sans espoir

Sur cette place vide, où tu devais t’asseoir.

J’accusai de ta mort le tigre, le reptile,

Nos rochers, dont les flancs te devaient un asile,

Ces arbres du vallon, mes hôtes, mes amis,

Muets témoins du crime et qui l’avaient permis,

Tout, l’univers entier, les humains et moi-même,

Avant de t’accuser, ô toi, mon bien suprême,

Toi, l’unique soutien d’un père vieillissant,

Toi, que j’avais nourri, toi mon fils, toi mon sang !

Confondant jusqu’aux dieux dans ma haine implacable,

Je n’excusai que toi, toi seul étais coupable !

IDAMORE.

Ô crime ! à quels tourments je vous ai condamné !

ZARÈS.

Ce n’était rien encor, mais je te soupçonnai ;

Sur mes lèvres soudain mes plaintes expirèrent,

Un frisson me saisit, mes larmes s’arrêtèrent ;

Je crus mourir. Alors la triste vérité

Jusqu’au fond de mon âme entra de tout côté.

Dans toute sa grandeur j’embrassai ma misère :

Injustement flétri dans les flancs de ma mère,

En horreur aux humains que j’aimais malgré moi,

Cet amour dédaigné, je le versai sur toi...

Et tu m’abandonnais ! Dans un transport de rage,

Quoi ! m’écriai-je enfin, voilà donc ton ouvrage,

Brama ! tu l’as voulu ! non, tu n’existes pas ;

Je ne crois plus aux dieux, je crois aux fils ingrats ;

Je crois à mon malheur ! Mais, hélas ! quel supplice

De nier dans son cœur l’éternelle justice,

De vieillir sans espoir de revoir ses aïeux,

Seul au monde, étranger entre l’homme et les cieux ;

Trop plein d’un sentiment que nul ne veut vous rendre,

Et qui même en un dieu n’a plus où se répandre !

Tel fut mon sort. Trois ans j’en supportai l’horreur :

J’avais de ton retour nourri la folle erreur.

Tu ne revenais pas ; las d’espérances vaines,

Je tentai du désert les routes incertaines ;

J’offris ma tête nue à l’ardeur des étés ;

Je poursuivis la mort jusqu’au sein des cités.

Plaint, sans être connu, j’y dus à la nuit sombre

Quelques habits grossiers que j’implorais dans l’ombre.

Caché sous ces lambeaux, j’errais sur les chemins.

Pour la première fois j’abordai les humains :

Ton nom, qu’ils publiaient, me découvrit tes traces ;

Je me hâte, j’accours, je te vois, tu m’embrasses,

Et c’est lorsqu’aux autels tu vas par tes serments

Me priver pour toujours de tes embrassements !

IDAMORE.

Ciel ! que vous a-t-on dit ?

ZARÈS.

Prouve-moi qu’on m’abuse ;

Je te croirai : partons.

IDAMORE.

Eh ! le puis-je ?

ZARÈS.

Il refuse !

IDAMORE.

Dans quels lieux cherchez-vous cette tranquillité,

Ce bonheur mutuel qu’en fuyant j’emportai ?

Là, chaque monument de ma première enfance,

Me reprochant ma faute, aigrit votre souffrance.

Là, tout parle à vos yeux de malheurs trop connus...

ZARÈS.

On se plaît au récit des maux qu’on ne sent plus.

Allons.

IDAMORE.

Ah ! laissez-moi, combattant votre envie,

À leur charme funeste arracher votre vie :

Avec elle au désert loin de m’ensevelir,

Au fond de mon palais laissez-moi l’embellir,

Entourer son déclin de plaisirs, dont l’ivresse

Écartent les langueurs où s’éteint la vieillesse,

Rassembler sous vos pas tous les tributs des arts ;

Que leur faste opulent éclate à vos regards.

Partagez mes honneurs, jouissez de ma gloire.

ZARÈS.

Après l’avoir perdue, ôte-moi la mémoire,

S’il faut que je préfère à mes plaisirs passés

Tes faux biens sans attrait pour mes sens émoussés.

Que m’importent des arts dont j’ignore l’usage !

Tout leur faste vaut-il ma liberté sauvage ?

Par quels spectacles vains crois-tu tenter mes yeux ?

Quels trésors me plairaient ? quels honneurs glorieux ?

Mes spectacles, à moi, sont un ciel sans nuages,

L’immensité des mers, les astres, les orages,

L’aurore, dont l’éclat va renaître pour moi,

Si je puis sur nos monts l’admirer avec toi ;

Mes honneurs sont tes soins ; mon unique richesse,

C’est toi, c’est le bonheur de te parler sans cesse,

De reposer ma tête en te voyant le soir,

Et de la relever, mon fils, pour te revoir.

Que m’offres-tu ? des jours passés dans la contrainte,

À gémir, à t’attendre, à te voir avec crainte,

Quand la gloire ou l’amour voudra bien par pitié

Te céder pour une heure à ma triste amitié.

Je t’aime avec excès, sois à moi sans partage :

Ne crois pas que ce cœur, que ta froideur outrage,

Ce cœur, qui brûle encor, se donne tout entier

Pour ces restes du tien dont tu le veux payer.

Non, c’est trop me celer le lien qui t’arrête ;

Un noble hymen t’appelle et la pompe en est prête.

Je sais tout par l’objet de tes feux insensés...

IDAMORE.

Vous voulez que je parte et vous la connaissez ?

C’est peu de tant d’attraits dont l’heureux assemblage

Sans doute a dès l’abord emporté votre hommage ;

Sa bonté, pardonnez si j’en appelle à vous,

Prête une grâce auguste à des charmes si doux.

Je l’adore, elle m’aime... Ah ! tendresse intrépide !

Elle m’aime, et mon sort n’a rien qui l’intimide.

Orgueil du sang, devoir, elle a tout oublié ;

À l’exil qui m’attend son destin s’est lié.

Et je n’acceptais donc ce touchant sacrifice,

Que pour lui préparer un éternel supplice ?

Dois-je l’abandonner, ou le soin de ses droits

Doit-il se révolter contre vos justes lois ?

Quoi que mon choix décide, il fait une victime,

Et mon honneur flottant, que presse un double crime,

Ne peut par un refus payer votre pardon,

Ni trahir son amour par ce lâche abandon.

ZARÈS.

C’est tenir trop longtemps votre choix eu balance.

Je me rends importun par tant de violence.

Je pars, mais satisfait, car je puis vous haïr...

Une seconde fois courez donc me trahir ;

Rejoignez la beauté qui m’a ravi votre âme ;

Votre heureux père attend, allez, il vous réclame.

Moi, qui n’ai plus de titre et respecte les leurs,

J’irai jusqu’où mes pas porteront mes douleurs...

Reprenant son bâton de voyage.

Seul et fidèle appui, qui reste à ton vieux maître,

Viens, sois mon guide au moins, puisqu’il ne veut pas

Ô forêts d’Orixa, bords sacrés, doux sommets,

Humble toit, qu’il jura de ne quitter jamais,

Mer prochaine, où mes bras instruisaient son courage

À se jouer des flots brisés sur ton rivage,

Me voici, recevez un père infortuné ;

Je reviens mourir seul aux champs où je suis né.

Celui qui me doit tout repousse ma prière ;

Ses mains ont refusé de fermer ma paupière ;

Il se retire à pas lents.

Je n’attends plus de lui pitié ni repentir ;

Je le fuis, je le hais... Tu me laisses partir,

Idamore ?

IDAMORE.

Arrêtez.

ZARÈS.

Tu me retiens ! tu pleures !

Ah ! le remords te parle : à regret tu demeures ;

Tu me suivras. Pour vaincre il suffit d’un effort ;

Prends courage à ma voix, achève, plains mon sort ;

Songe à mon désespoir ; regarde-moi : mes larmes,

Pour dompter ton amour, te donneront des armes.

Rends-moi ton cœur, mes droits, mes plaisirs, mon pays ;

Rends-moi, rends-moi mes dieux en me rendant mon fils.

Cède, obéis, partons ; ah ! partons !...

IDAMORE.

Eh ! mon père,

Puis-je en l’abandonnant emporter sa colère ?

Souffrez que je la voie une heure, un seul moment,

Et je vous jure...

ZARÈS.

Eh bien !

IDAMORE.

Oui, j’en fais le serment...

Je vous suivrai.

ZARÈS.

Je crains cet entretien funeste ;

Mais je veux croire encor ce que ta bouche atteste.

Reviens me joindre ici, sois fidèle, ou je cours

Livrer au peuple entier mon secret et mes jours :

Je me perdrai, te dis-je !

IDAMORE.

Ah ! calmez-vous ! je tremble :

Si des yeux ennemis nous surprenaient ensemble,

Le trouble où je vous vois, les pleurs que nous versons

Iraient bientôt du Brame éveiller les soupçons.

ZARÈS.

À ce pressant danger ces bois vont me soustraire :

Ils n’auront point, mon fils, de lieu trop solitaire,

De détour trop caché, dans leur sombre épaisseur,

Pour protéger des jours dont je sens douceur.

Dans tes embrassements j’ai perdu mon audace ;

Un regard, un vain signe, un bruit léger me glace ;

Je crains tout désormais... je suis heureux !

Il l’embrasse et sort.

 

 

Scène V

 

IDAMORE

 

Il fuit ! Où suis-je ? qu’ai-je fait ? quel espoir le séduit ?

Comment m’a-t-il surpris ce serment que j’abjure ?...

Mais je suis parricide aussitôt que parjure.

Quoi ! n’accorder qu’une heure à mon cœur combattu !

N’importe, il faut la voir... Eh ! que lui diras-tu ?

Plus d’hymen, je vous fuis, loin de vous on m’entraîne ;

Adieu !... Non, je n’ai point cette force inhumaine,

Non, je cours de Zarès embrasser les genoux...

Alvar, que me veux-tu ?

 

 

Scène VI

 

IDAMORE, ALVAR

 

ALVAR.

Venez, illustre époux :

Instruit d’une amitié que vos bienfaits publient,

Akébar rend hommage aux chaînes qui nous lient ;

Avant les doux moments par son choix destinés

À consacrer ici des nœuds plus fortunés,

Il s’est remis sur moi du soin de vous apprendre

Qu’au peuple impatient il veut montrer son gendre.

Les chemins parfumés de lauriers sont couverts ;

L’encens fume ; le ciel retentit de concerts ;

Sur les trépieds ardents l’huile à grands flots ruisselle ;

Les rameaux dans les mains, le peuple vous appelle ;

De nos rites chrétiens l’imposant appareil

Seul étale aux regards un spectacle pareil...

Mais quel remords secret contre vos vœux conspire ?

IDAMORE, à part.

Je la perds si je fuis ; si je reste il expire.

ALVAR.

Néala vous attend.

IDAMORE.

Allons, je suis tes pas.

ALVAR.

Venez.

IDAMORE.

Non, cet hymen ne s’achèvera pas.

Que dis-je ? il doit combler ou finir mon supplice ;

Et, quel qu’en soit le sort, il faut qu’il s’accomplisse.

Néala par mes pleurs se laissera toucher ;

Son époux à ses pas la verra s’attacher.

Obscur ou fastueux, qu’importe notre asile ?

Ah ! le premier des biens est un amour tranquille ;

C’est là de tous nos vœux l’unique et digne objet :

Le reste, Néala, ne vaut pas un regret.

Ami...

ALVAR.

Qu’exigez-vous ?

IDAMORE.

Ce vieillard, il me quitte ;

J’ignore où le conduit le trouble qui l’agite.

Peut-être de tes soins j’emprunte un vain secours ;

Mais, si je tarde, il meurt. Tu l’atteindras, va, cours.

Il m’est si cher ! Dis-lui que son fils... qu’Idamore...

Que d’un devoir sacré la loi m’arrête encore ;

Qu’il attende la nuit, qu’à ses pieds je reviens.

Ah ! cours, vole ; il y va de ses jours et des miens.

 

 

Scène VII

 

BRAMES, GUERRIERS, PRÊTRESSES

 

Chœur.

PREMIER BRAME.

Vous, brûlez les parfums ; vous, posez sur la terre
L’autel où de l’hymen vont briller les flambeaux.

UN GUERRIER.

Que ces armes, soldats, s’élevant en faisceaux,
Entourent les époux d’un appareil de guerre.

UNE PRÊTRESSE, à ses compagnes.

Approchez sans terreur des lances et des dards ;
Cachez sous vos fraîches guirlandes
Le fer sanglant des étendards.

SECOND BRAME.

Du peuple à ces rameaux suspendez les offrandes.

PREMIER BRAME.

Jusqu’en ses profondeurs le Gange s’est trouble ;
Son prophète à ce bruit tremblant, échevelé,
S’est prosterné sur le rivage ;
Du sein des flots émus son oracle a parlé,
Et la beauté va s’unir au courage.

TOUT LE CHŒUR.

Souris, dieu de la volupté !
Dieu des chastes amours, entends notre prière !
Que soit béni par vous, qu’à jamais soit chanté
L’hymen dont la solennité
Unit la tribu sainte à la tribu guerrière.

LES PRÊTRESSES.

À la beauté rendons honneur !

LES GUERRIERS.

Honneur au fils de la victoire !

LES PRÊTRESSES.

Elle a mérité cette gloire.

LES GUERRIERS.

Il est digne de son bonheur.

UNE PRÊTRESSE.

De ses jeunes appas tout ressent la puissance.

UN GUERRIER.

Tout fuit devant ses traits, dont les coups sont mortels.

LA PRÊTRESSE.

L’amour naît sur ses pas.

LE GUERRIER.

La terreur le devance.

LA PRÊTRESSE.

Elle chante les dieux.

LE GUERRIER.

Il défend leurs autels.

LA PRÊTRESSE.

Les pleurs de la pitié l’embellissent encore :
Espoir des affligés, sa vue est pour leurs yeux,
Comme au désert un fruit délicieux
Pour la soif d’un mourant que la chaleur dévore.

LE GUERRIER.

Aux yeux des oppresseurs il parut dans nos rangs,
Semblable à ces astres errants
Qui, traînant après soi des flammes prophétiques,
Prédisent, au milieu des tempêtes publiques,
La chute de l’orgueil et la mort des tyrans.

CHŒUR.

Honneur au fils de la victoire !
À la beauté rendons honneur !
Elle a mérité cette gloire ;
Il est digne de son bonheur.

UNE PRÊTRESSE.

Néala va quitter ce solitaire asile.

UN GUERRIER.

Quel asile plus sûr que les bras d’un héros ?

LA PRÊTRESSE.

Tous ses jours s’écoulaient dans un si doux repos !

LE GUERRIER.

Que de grandeur succède à ce bonheur tranquille !

LA PRÊTRESSE.

Telle une source pure, après de longs détours
Dans des retraites révérées,
Pour des bords plus fameux où l’entraîne son cours,
Quittant ses premières amours,
Aux flots bruyants d’un fleuve unit ses eaux sacrées.

LE GUERRIER.

Tel un jeune laurier, qui n’a point de rivaux,
Reçoit dans ses rameaux
Une tige modeste, ornement de la terre,
L’embrasse, et relevant son front victorieux,
Qui la garantit du tonnerre,
L’emporte avec lui dans les cieux.

LES PRÊTRESSES.

Ainsi notre compagne abandonne l’asile
Où ses jours s’écoulaient dans un si doux repos.

LES GUERRIERS.

Époux de Néala, c’est ainsi qu’un héros
Fait succéder la gloire à son bonheur tranquille.

TOUT LE CHŒUR.

Souris, dieu de la volupté !
Dieu des chastes amours, entends notre prière !
Que soit béni par vous, qu’à jamais soit chanté
L’hymen dont la solennité
Unit la tribu sainte à la tribu guerrière,
Et le courage à la beauté !

PREMIER BRAME.

Compagnons d’Idamore, allez, troupe fidèle,
Allez, qu’au pied du temple il soit conduit par vous.
Vierges de Bénarès, venez au jeune époux
Présenter l’épouse nouvelle ;
Nous, dans le sanctuaire attendons à genoux
Que pour suivre ses pas Akébar nous appelle.

LE CHŒUR.

À la beauté rendons honneur !
Honneur au fils de la victoire !
Elle a mérité cette gloire ;
Il est digne de son bonheur.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

IDAMORE, ALVAR, GUERRIERS

 

IDAMORE.

Eh bien ! m’accorde-t-il la grâce que j’implore ?

ALVAR.

J’ai couru du côté que regarde l’aurore ;

J’ai repris au couchant les plus étroits sentiers,

Et, suivant dans son cours la source des palmiers

Jusque sous les rochers où se cache son onde,

J’ai des plus noirs détours percé la nuit profonde.

Mais leur obscurité n’offre de toutes parts

Que des abris trop sûrs qui trompaient mes regards.

Lui-même, que troublait ma recherche inquiète,

Eût craint par un soupir de trahir sa retraite,

Ou, d’un soin curieux vers le peuple poussé,

Dans la foule en secret s’était déjà glissé.

IDAMORE.

Il se croira trahi ; son attente déçue

De ces apprêts cruels ne peut prévoir l’issue.

Dieux ! s’il allait d’un mot renverser mon dessein ?

Aux pointes de leurs dards s’il présentait son sein ?

ALVAR.

Ah ! gardez qu’on entende, ou que votre visage

N’explique vos discours par son muet langage.

IDAMORE.

Peut-être tes soupçons à tort m’ont alarmé ;

Zarès dans son asile est encore enfermé.

Tu l’as dit il craignait d’affronter ta présence ;

À la voix de son fils il rompra le silence.

Je cours l’instruire, ami...

ALVAR.

Que voulez-vous tenter ?

L’élite des guerriers ne vous doit plus quitter,

Et du titre d’époux le pompeux privilège

De leur foule à vos pas enchaîne le cortège.

IDAMORE.

Gloire importune, Alvar, honneur infortuné,

Qui fait d’un chef du peuple un captif couronné !

Je maudis, mais trop tard, ma noble servitude.

Demeurons... Je succombe à mon inquiétude.

Je hâte de mes vœux et voudrais différer

L’instant que mon amour doit craindre et désirer.

Voilà donc l’union où j’attachais ma vie,

Que mes ardents soupirs ont longtemps poursuivie !

Je courais la former, je me croyais heureux ;

Le plus beau de mes jours en est le plus affreux.

ALIVAR.

En vain sur d’autres bords j’ai cru fuir ma sentence,

Entre nous l’Océan mit en vain sa distance ;

Le courroux du Seigneur, pour un temps suspendu,

Jusque sur mon ami s’est enfin répandu.

Malheur à moi !

IDAMORE.

Cruel, votre injustice ajoute

À l’horreur de mon sort le remords qu’il vous coûte.

Laissez-moi des chagrins que j’ai seul mérités.

Combien de droits jaloux, que d’orgueils révoltés

Se vengent tôt ou tard sur celui qui s’élance

Hors du rang où le ciel a caché sa naissance !

Au faîte des grandeurs pour tomber parvenu,

S’il trompe il doit trembler, périr s’il est connu.

Remplissons mon destin. Mais Zarès ! ô justice !

De l’erreur que j’expie il n’était pas complice.

On vient ; c’est Néala. Ce bandeau nuptial

N’est-il, pour tant d’attraits, qu’un ornement fatal ?

 

 

Scène II

 

IDAMORE, NÉALA, ALVAR, GUERRIERS, PRÊTRESSES

 

NÉALA.

Pourquoi me déguiser vos nouvelles alarmes ?

Ces hommages publics, ces emblèmes, ces armes,

Des festons suspendus les riantes couleurs,

Importunaient vos yeux où j’ai surpris des pleurs.

Avez-vous des chagrins que vous deviez me taire ?

J’en saurai sans effort respecter le mystère ;

Quand d’un zèle inquiet je cherche à l’éclaircir,

C’est moins pour les savoir que pour les adoucir.

IDAMORE.

Néala, chère épouse, ô noble et tendre amie,

Contre une horreur pieuse es-tu bien affermie ?

Tes crédules esprits détrompés par ma voix,

Cédant au vœu d’un père, ont confirmé son choix ;

Mais c’est peu, si troublé d’une frayeur nouvelle

À l’autel près de moi ton courage chancelle.

Est-il bien sûr de lui ?

NÉALA.

Ne vous abusez plus :

Vos discours ont fixé mes vœux irrésolus,

Mais n’ont pu dans mon sein étouffer la croyance

Qu’une longue habitude y nourrit dès l’enfance.

Mon cœur, se détournant d’une fausse clarté,

Connaît, respecte encore et fuit la vérité :

Au penchant qui l’entraîne, esclave, il s’abandonne ;

Il n’est pas convaincu, mais il aime, il se donne.

Un Dieu qui vous repousse en vain me tend les bras.

Comment serais-je heureuse où vous ne serez pas ?

IDAMORE.

Et sur toi, dès ce jour, si mon exil appelle

Ces malheurs éloignés que l’avenir recèle,

S’il faut dès ce jour même... Hélas ! le pourras-tu ?

Ne sentiras-tu pas expirer ta vertu

Au seul penser de fuir, et pour ta vie entière,

Les objets et les lieux qui te la rendaient chère ?

NÉALA.

Quoi ! déjà ! Quoi ! ce soir nous exiler tous deux !

D’une race en horreur les vêtements hideux

Succéderont demain à ces habits de fête ;

Je n’aurai plus d’asile où reposer ma tête !

Ah ! cruel !

IDAMORE.

Il est vrai ; désespéré, confus,

J’ai honte de ma rage et j’implore un refus.

Ô généreux objet de mon idolâtrie,

Tu m’as sacrifié ta céleste patrie :

Je veux te ravir l’autre ! Ah ! tu m’as trop aimé.

Repousse un furieux à ta perte animé.

Puisses-tu le haïr autant qu’il se déteste !

Il en est temps encor : romps cet hymen funeste...

NÉALA.

Quand voulez-vous partir ? Commandez, je vous suis.

IDAMORE.

Je dois te refuser, hélas ! et ne le puis.

Contre ton dévouement ma gloire en vain s’indigne ;

Je sens, quand j’y souscris, que je n’en suis pas digne.

Ô mon père !

NÉALA.

Et le mien !

IDAMORE.

Les ministres sacrés

Du temple en ce moment descendent les degrés.

Séparons-nous... Alvar, que la cérémonie

Prépare à ma tendresse une lente agonie !

Ah ! veille à mes côtés...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, AKÉBAR, BRAMES, portant le feu sacré et les prémices, deux d’entre eux sont armes de haches

 

AKÉBAR, du haut des degrés du temple.

Si quelque audacieux,

Retranché par la loi du commerce des cieux,

Vient chercher leur courroux jusqu’en ce sanctuaire,

Que du profanateur la mort soit le salaire.

Il descend sur le devant de la scène.

Flambeaux de nos conseils, prêtres qui m’entendez ;

Vous, bras du Dieu vivant, vous, qui nous défendez,

Guerriers ; et vous aussi, dont l’active industrie

Fait couler l’abondance au sein de la patrie ;

Peuple entier, qui présente à la divinité

Le simulacre humain de sa triple unité ;

Voici l’instant venu qu’une auguste alliance

Doit d’un héros pieux couronner la vaillance.

Brama dans nos périls suscita ce guerrier,

Pour couvrir ses élus comme d’un bouclier.

Contre ce jeune bras, vainqueur par nos prières,

Les chrétiens ont brisé leurs phalanges altières ;

Il les a chassés tous, eux et les ennemis

Que les sables voisins dans nos champs ont vomis.

Qu’il soit récompensé par delà ses mérites :

Les dieux dans leurs bienfaits gardent-ils des limites ?

Sur les livres de vie il m’a juré sa foi

De prendre mes conseils pour lumière et pour loi.

Peuple, de son serment restez dépositaire.

Mes enfants, approchez d’un double ministère

Akébar revêtu pour bénir vos destins,

Comme père et pontife étend sur vous ses mains.

Idamore et Néala sont à genoux ; tout le peuple se prosterne.

CHŒUR.

Puisse-t-il d’Akébar prolonger la carrière,
Ce noble hymen, dont la solennité
Unit la tribu sainte à la tribu guerrière,
Et le courage à la beauté !

AKÉBAR.

Astre brillant des jours au penchant de ta course,

Et toi, du haut des cieux d’où s’écoule ta source,

Gange, roi de ces bords, divinités des champs,

Brama, l’espoir du juste et l’effroi des méchants,

Assistez à la fête où ma voix vous convie...

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, EMPSAËL

 

EMPSAËL.

Arrêtez... Qu’ai-je vu ? la force m’est ravie...

AKÉBAR.

Parlez.

EMPSAËL.

Un Paria s’est glissé parmi nous.

AKÉBAR.

Qu’entends-je ?

ALVAR.

Mon ami !

IDAMORE.

Mon père !

NÉALA.

Mon époux !

AKÉRAR.

Quel est-il ?

EMPSAËL.

Dans les flots qui baignent cette enceinte,

Pour les libations je plongeais l’urne sainte.

Un vieillard se présente, il s’arrête et pâlit,

S’approche, apprend par moi que l’hymen s’accomplit :

Soudain son œil s’égare ; il pousse un cri farouche :

Le nom de sa tribu s’échappe de sa bouche.

Il se roule à mes pieds. Je recule, en fuyant,

Loin du contact impur de son bras suppliant.

Étendu sur la terre, il la trempait de larmes ;

Il demandait la mort...

IDAMORE.

Eh bien ?

EMPSAËL.

J’étais sans armes.

De liens à ma voix les brames l’ont chargé.

Il résistait en vain. Par vous interrogé,

Qu’il révèle à l’instant quel noir dessein l’amène,

Et qu’au pied de l’autel souillé par son haleine,

Sous la hache des dieux tout son sang répandu

Rende à nos feux sacrés l’éclat qu’ils ont perdu.

Il vient !

IDAMORE.

C’est lui !

NÉALA.

Je tremble !

AKÉBAR.

Ô fureur criminelle !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, ZARÈS

 

ZARÈS.

Où me conduisez-vous ? quelle pitié cruelle

Me refuse la mort que je venais chercher ?

Que vois-je ? et quel secret voulez-vous m’arracher ?

J’ai tout dit je suis seul ; je n’ai point de complice,

Je suis seul. D’un coupable ordonnez le supplice.

AKÉBAR.

Par un prompt châtiment étouffez donc ses cris,

Au fer qui leur est dû livrez ses jours proscrits.

IDAMORE.

Ah ! barbare !...

NÉALA, qui l’arrête.

Idamore !...

ALVAR.

Ô toi, le digne organe

Du dieu de ces climats, dont ta puissance émane,

L’esprit de vérité, de son sein descendu,

Sur tous tes jugements fut par lui répandu ;

Un meurtre en ternirait le sacré caractère.

Quel que soit ce vieillard, il est homme et ton frère.

AKÉBAR.

Lui !

ALVAR.

Ne l’immole pas dans ce séjour de paix,

Que les plus vils troupeaux n’ensanglantent jamais.

Voudrais-tu te venger ? non, j’en crois ta grande âme,

Contre lui par ta voix c’est l’État qui réclame.

Pontife, à ta rigueur je suis loin d’insulter :

La loi fût-elle injuste, il la faut respecter ;

Mais songe à ses vieux ans, épargne sa démence ;

Ton droit le plus divin n’est-il pas la clémence ?

NÉALA, timidement.

Grâce !

IDAMORE.

Pardonnez-lui.

AKÉBAR, indigné.

Vous aussi, mes enfants !

Non, frappez, je l’ordonne.

IDAMORE.

Et je vous le défends.

AKÉBAR.

Qu’il meure !

IDAMORE, s’élançant devant Zarès.

Immolez donc le fils avec le père.

AKÉBAR.

Qu’as-tu dit ?

IDAMORE.

Oui, le sang que poursuit ta colère,

C’est le mien, c’est celui que pour toi j’ai versé.

Qu’on l’épargne à sa source, où les ans l’ont glacé.

Le mien vous sauva tous, que ta main le répande ;

Il est pour tes autels une plus digne offrande.

NÉALA tombe dans les bras des prêtresses.

Soutenez-moi !

ZARÈS.

J’ai seul mérité le trépas.

IDAMORE.

Ah ! mon père !

ZARÈS.

Guerrier, je ne te connais pas.

IDAMORE.

C’est mon père ! c’est lui ! croyez-en ses alarmes,

La pâleur de son front, ses yeux noyés de larmes,

Ses bras que malgré lui je force à se rouvrir...

Il m’embrasse, frappez, c’est à moi de mourir !

AKÉBAR, aux prêtresses.

Dérobez à leurs yeux cette jeune victime.

On entraîne Néala.

Elle n’a pas nourri d’ardeur illégitime.

Ma fille est innocente ; oui, peuple, elle ignorait

Quel effroyable hymen mon erreur consacrait.

Mais toi... d’un noir courroux tout mon cœur se soulève !

Tu n’es donc... se peut-il ?... ah ! misérable !

IDAMORE.

Achève, 

 Oui, je suis paria, je le suis ; mais l’État

Ne dut sa liberté qu’à mon noble attentat.

Je descendis des monts : vos tribus dispersées

À l’approche du joug s’étaient déjà baissées.

Je l’écartai moi seul, qui seul restai debout.

La mort entre elle et toi m’a rencontré partout,

Peuple loin des cités, des enfants et des femmes,

Je détournais le fer, je repoussais les flammes ;

Mon front, plus que vous tous des chrétiens redouté,

Leur renvoyait l’effroi qu’ils avaient apporté,

Quand ces brames si fiers, que je courais défendre,

Cachés au fond du temple et courbés sous la cendre,

Implorant un appui qu’ils n’osaient vous offrir,

Priaient, tremblaient pour vous, et vous laissaient périr !

AKÉBAR.

Tu l’entends, et la foudre, à tes pieds assoupie,

Ne se réveille pas pour dévorer l’impie,

Brama ; c’est donc à nous de venger tes affronts,

Ton silence est un ordre, et nous obéirons...

Défenseurs de l’État, loin de moi la pensée

D’immoler votre chef à ma gloire offensée !

Trop pesant pour moi seul, ce droit de le juger

M’impose un soin cruel que je veux partager.

De vos sages vieillards que le conseil prononce,

Et puisse à l’indulgence incliner leur réponse.

Décidons aujourd’hui si d’éclatants exploits

Placent un révolté hors du pouvoir des lois,

Ou doivent sur sa tête appeler un supplice

Honteux et solennel, fameux par sa justice,

Terrible, et tel enfin qu’il puisse épouvanter

Quiconque a vu la faute et voudrait l’imiter.

ALVAR, aux guerriers.

Vous, dont je l’ai connu l’amour et le modèle,

N’a-t-il plus dans vos rangs un compagnon fidèle ?

ZARÈS.

Serez-vous de nos maux d’insensibles témoins ?

Quoi ! vous restez muets ?

IDAMORE.

Je n’attendais pas moins.

Mais tout ingrats qu’ils sont, tourmentés par ma gloire,

Ils en voudraient en vain secouer la mémoire ;

À Zarès.

Elle pèse sur eux. Ils vous respecteront,

Et pour les contenir mes regards suffiront.

Leur crainte survivra : pour leur amour, qu’importe ?

Il est juste qu’il meure où ma puissance est morte.

Sortons.

ALVAR.

Alvar, du moins, ne vous trahira pas.

 

 

Scène VI

 

AKÉBAR, GUERRIERS, BRAMES, PEUPLE

 

AKÉBAR.

Dans ces bois profanés qu’on retienne leurs pas.

D’un cercle impénétrable entourez ces perfides ;

Qu’ils y restent captifs.

Une partie des brames et des guerriers suivent Idamore.

Mais de leurs chairs livides

Si les oiseaux du ciel se repaissent demain,

Bramines, levez-vous, et, la flamme à la main,

Renouvelez les airs, consumez le feuillage

Qui les couvre à regret d’un sacrilège ombrage,

Et que tous les chemins, par vous purifiés,

Perdent jusqu’à la trace où s’impriment leurs pieds.

Vous, guerriers, connaissez quel horrible anathème

Doit suivre la révolte et punir le blasphème.

Frémis, chef ou soldat, qui que tu sois, frémis,

Si, l’arrêt prononcé, tu plains nos ennemis :

Je dévoue à l’exil ta tête criminelle ;

Va, fuis ; l’humanité te rejette loin d’elle.

Fuis, j’attache à tes pas l’abandon et l’effroi ;

Le foyer paternel n’a plus de feux pour toi,

L’autel plus de refuge abominable immonde,

Va, sois maudit comme eux, sois errant dans le monde

Jusqu’au jour où de Dieu l’ange exterminateur

T’apportera tremblant devant ton Créateur,

Pour tomber, au sortir de ses mains redoutables,

Dans les gouffres ardents qu’il réserve aux coupables.

 

 

Scène VII

 

BRAMES, GUERRIERS, PEUPLE

 

Chœur.

PREMIER BRAME.

Peuple, il viendra ce jour d’épouvante profonde,
Où des pâles humains Brama sera connu ;
Ce jour des châtiments, ce dernier jour du monde,
Il vient, pécheurs, il est venu !

CHŒUR DES BRAMES.

Spectacle affreux, bruit inconnu !
Les airs sont troublés, le ciel gronde :
Il vient le dernier jour du monde ;
Ô Brama, ton jour est venu !

DEUXIÈME BRAME.

Des signes destructeurs ont parcouru l’espace ;
Un vertige soudain saisit les éléments ;
Du monde un voile épais enveloppe la face,
Et le monstre divin[5], sur qui pèse la masse
De ses antiques fondements,
Commence à l’agiter par de longs tremblements.

LE PEUPLE.

Spectacle affreux ! terreur profonde !
Il vient, il vient le dernier jour du monde ;
Il vient le jour des châtiments.

UN BRAME.

Le signal est donné pour ravager la terre,
De ses extrémités
Les vents précipités
Mêlent leur voix lugubre aux éclats du tonnerre,
Déracinent les monts, emportent les cités,
Et le souffle de leur colère
Du soleil éteint les clartés.

UN AUTRE.

Dans nos temples en vain vous cachez votre tête.
Des combles ébranlés je vois s’ouvrir le faîte...
Mourez, tout doit mourir, et nos saints monuments
S’abîment avec vous, sans laisser plus de trace
Qu’un sillon qui s’efface
Sur un sable mobile ou des flots écumants.

LE PEUPLE.

Il vient le jour des châtiments !

PREMIER BRAME.

Les astres brisant leurs orbites
Se choquent dans l’immensité ;
La mer, comme un tigre irrité,
S’élance et franchit ses limites :
Prête à les dévorer, la mer en rugissant
Aux derniers fils de l’homme ouvre une horrible tombe.
Sur ses flots révoltés le ciel en feu descend,
S’écroule et tombe.

UNE VOIX, parmi le peuple.

J’ai senti vers mon cœur se retirer mon sang.

UNE AUTRE.

Ma raison, qui me fuit, se confond et succombe.

DEUXIÈME BRAME.

Toi, qui peuplas les airs d’immortels habitants,
Suspendis sous leurs pieds les orbes éclatants,
Et dont le bras faisait signe à la foudre ;
Pour créer l’univers et le réduire en poudre,
Que te fallait-il ? deux instants.

TOUT LE CHŒUR.

Le voilà donc ce jour d’épouvante profonde !
Par la voûte des cieux l’air n’est plus contenu,
À la terre attaché le feu lutte avec l’onde.
Ô Brama, ton jour est venu !

UN BRAME.

Entendez-vous ces cris funèbres ?
Les démons ont ouvert leurs gouffres embrasés.
Et les morts, arrachés de leurs tombeaux brisés,
S’interrogent dans les ténèbres.

UNE VOIX, parmi le peuple.

Pontifes du Très-Haut, parlez, quel repentir
Doit trouver grâce pour nos crimes ?

UNE AUTRE.

Quels dons exigez-vous ?

UNE AUTRE.

Quel sang ?

UNE AUTRE.

Quelles victimes ?

LA PREMIÈRE.

Éteignez, éteignez la flamme des abîmes,
Qui s’ouvrent pour nous engloutir !

CHŒUR DU PEUPLE.

Ministres saints, quel repentir
Doit trouver grâce pour nos crimes ?

PREMIER BRAME.

Interrogez ce dieu, si longtemps méconnu :
Terrible, il vient s’asseoir sur les débris du monde :
Vous nous demandez grâce ; il vient, qu’il vous réponde ;
Il vient, pécheurs, il est venu !

UN AUTRE.

Aux pieds d’un juge inexorable
Tremblez, intrépides guerriers !
Évanouissez-vous, vains titres, vains lauriers,
Gloire impuissante du coupable ;
Devant l’éternité, qui commence pour tous,
Évanouissez-vous,
Immortalité périssable !

UN AUTRE.

Des célestes jardins ils franchiront le seuil[6],
Ceux qui nous secouraient dans notre humble indigence ;
Ceux qui, sans la juger, devant notre vengeance
De leur raison ont abaissé l’orgueil,
Des célestes jardins ils franchiront le seuil.

PREMIER BRAME.

Les concerts des élus publieront leurs louanges :
Entrez, dira le chœur des anges,
Ô vous, d’un dieu de paix les enfants bien-aimés ;
Que les flots d’un lait pur et les vins parfumés,
Que les fruits bienfaisants vous offrent leurs prémices ;
Pour nourrir de vos feux les doux emportements,
Que mille objets charmants
À vos sens inondés d’ineffables délices
Offrent d’éternels aliments.

CHŒUR DU PEUPLE.

Ô purs ravissements !

SECOND BRAME.

Mais vous, que Dieu maudit, vous, que l’enfer réclame[7],
Sur des fleuves glacés et des torrents de flamme,
Sur le tranchant du glaive à jamais étendus,
Pleurez, pleurez, enfants rebelles ;
Pareils aux noirs esprits que l’orgueil a perdus,
Avec eux pleurez confondus
Dans des souffrances éternelles.

Première partie du CHŒUR.

Ô vengeances cruelles !

Seconde partie du CHŒUR.

Ô purs ravissements !

LE PREMIER CHŒUR.

Les brames à leur voix nous trouveront fidèles.

LE SECOND CHŒUR.

Nous jurons d’accomplir leurs saints commandements,
Pour goûter dans leurs bras vos douceurs éternelles.

LE PREMIER.

Pour ne pas mériter vos éternels tourments,
Ô vengeances cruelles !

LE SECOND.

Ô purs ravissements !

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ALVAR

 

Ses juges assemblés devant eux l’ont admis,

Le suivre est un bonheur qu’ils ne m’ont pas permis.

Je m’humilie en vain sous le bras qui m’accable ;

Il dédaigne mes pleurs.

Contemplant une croix suspendue sur sa poitrine.

Ô toi, signe adorable

D’un mystère sanglant dont j’ai perdu le fruit,

Ranime un faible espoir que chaque instant détruit.

Ce Dieu, quittant le monde, y laissa l’espérance :

Lui-même a tant souffert ! il plaindra ma souffrance :

Qu’il ouvre à mes remords son sein longtemps fermé,

Qu’il me rende un ami ; lui-même a tant aimé !

Oui, prends pitié d’un cœur digne d’être fidèle,

Seigneur, s’il connaissait ta parole éternelle,

Et, pour le soutenir contre d’injustes coups,

Relève un frêle appui plié par ton courroux.

Je ne demande pas que des jours plus prospères

Me retrouvent assis sous le toit de mes pères ;

Je rendrai ma dépouille à ces bords étrangers ;

Mais Idamore est seul au milieu des dangers :

Puissé-je l’embrasser avant son sacrifice,

Affermir son courage, et, s’il faut qu’il périsse,

Sans murmure avec lui mourant pour t’apaiser,

Aux cieux dans ta clémence avec lui reposer !...

Entouré de soldats je le vois qui s’avance.

Est-il absous, grand Dieu ?

 

 

Scène II

 

ALVAR, IDAMORE, GUERRIERS

 

IDAMORE, à un d’eux.

Cachez-lui ma sentence :

Pourrait-il de son fils supporter les adieux ?

Que, trompé sur mon sort, on l’amène en ces lieux ;

Akébar l’a permis. Allez ; comme à lui-même

Qu’on m’obéisse encore à mon heure suprême !

ALVAR.

Quoi ! n’est-il plus d’espoir ?

IDAMORE.

Alvar, je vais mourir.

ALVAR.

Tant de bienfaits passés n’ont pu les attendrir ?

IDAMORE.

De leurs faibles esprits Akébar seul dispose.

Si le glaive à la main j’avais plaidé ma cause,

On l’eût vu le premier m’absoudre en pâlissant.

Désarmé, que lui dire ? Il a soif de mon sang ;

Eh bien donc, qu’il s’y plonge !

ALVAR.

Instruit qu’à vous entendre

Son orgueil en secret avait daigné descendre,

J’ai cru que la pitié ramenait sa faveur

Sur le héros déchu qu’il nomma son sauveur.

IDAMORE.

Il tremblait pour l’honneur de sa noble famille :

D’une flamme coupable on accuse sa fille,

Lui-même la soupçonne, et, n’osant pardonner,

Si j’atteste son crime, il la doit condamner ;

Victime du pouvoir qu’un vain peuple lui donne,

Par les devoirs étroits où son rang l’emprisonne,

Il s’est plaint des vieillards, dont l’orgueil irrité

Arrachait ma sentence à sa triste équité ;

Mais, sans effet pour moi, sa divine influence

Pouvait d’un bien plus cher acheter mon silence :

La grâce de Zarès en devenait le prix.

Pour lui, pour Néala, que n’aurais-je entrepris !

Le conseil m’attendait, j’y cours ; mon témoignage

De leurs soupçons loin d’elle a repoussé l’outrage.

Puis, de la voix d’un chef qui parle à des soldats,

Tel, et plus fier encor qu’au milieu des combats :

« Point de grâce, ai-je dit, point de pitié : justice !

« J’attends ma récompense ainsi que mon supplice.

« En épargnant mon père, accordez à la fois

« Sa vie à mes bienfaits et ma mort à vos lois. »

Émus par ce discours, surpris, honteux de l’être,

Tous cherchaient leur avis dans les yeux du grand prêt

Lui, pourvu qu’il immole un rival dangereux,

Que font à sa grandeur les jours d’un malheureux ?

Aussi s’est-il levé, fidèle à sa promesse ;

D’un père au désespoir excusant la tendresse,

Du pardon de ses dieux il vient de le couvrir.

Pour moi, je te l’ai dit, Alvar, je vais mourir.

ALVAR.

Que deviendra Zarès sans appui sur la terre ?

Quels accents répondront à sa voix solitaire ?

Il n’aura plus de fils.

IDAMORE.

Eh ! ne vivras-tu pas ?

ALVAR.

Qui ? moi ?

IDAMORE.

Ta liberté doit suivre mon trépas :

Eh bien ! à ce vieillard mon amitié l’engage ;

Des soins que je lui dois accepte l’héritage.

ALVAR.

Oui, je le remplirai, ce vœu de l’amitié ;

Du poids de ses regrets je prendrai la moitié ;

Sa douleur sur mon sein coulera moins amère,

Vous lui laissez un fils : qui me rendra mon frère ?

IDAMORE.

Prends soin de fuir les lieux où mes restes épars

Viendraient sur votre route effrayer ses regards.

N’attendez pas la nuit, partez : crains pour toi-même

Le sort contagieux d’un réprouvé qui t’aime.

Il ne pourra demain t’accorder son appui :

Ce jour qui va s’éteindre est le dernier pour lui.

L’arrêt porté par eux, et qu’un héraut proclame,

Ordonne que la mort réservée à l’infâme,

Au lâche, au meurtrier, qui n’ont point de tombeaux,

De mon corps lapidé disperse les lambeaux.

ALVAR.

Et je vous quitterais, alors que leur vengeance

Rassemble autour de vous l’outrage et la souffrance,

Présente à vos esprits ce trépas douloureux

Comme un affreux chemin à des maux plus affreux !...

J’écarterai de vous ces images funèbres ;

Je fermerai vos yeux ; j’irai dans les ténèbres

Vous creuser un asile, et, trompant leurs mépris,

De ce devoir furtif honorer vos débris.

Qui d’entre eux vous rendrait ce dangereux hommage ?

Je l’oserai moi seul...

IDAMORE.

Eh ! qu’importe à ma rage

Que mon corps en pâture aux vautours soit livré,

Ou d’un bûcher pompeux par leurs mains entouré ?

Qu’on l’abandonne aux vents, que le vautour dévore

Celui qui les fit vaincre et qui fut Idamore !

Et viennent à ce bruit, du fond de l’Occident,

Ces chrétiens renversés par mon seul ascendant !

J’appelle en ces climats leurs flottes vengeresses :

Ils reviendront, Alvar, ils ont vu nos richesses.

Qu’ils descendent, pareils aux insectes ailés,

Par un souffle brûlant dans les airs rassemblés ;

Qu’ils inondent nos bords ; qu’ils changent cette terre

En une arène ouverte où renaisse la guerre ;

Qu’ils portent dans ses murs l’épouvante et la croix ;

Qu’ils détrônent ses dieux, qu’ils écrasent ses rois ;

Que leur foule étrangère et balaie et remplace

Les lâches possesseurs endormis sur sa face,

Pour adieux, en partant, pour prix de ses trésors,

Lui laissent des débris, de la cendre et des morts ;

Et quelques châtiments que me garde la tombe,

Si ce peuple est puni, s’il pleure, s’il succombe,

J’oublierai mes revers en apprenant les siens,

Et l’horreur de ses maux finira tous les miens !

ALVAR.

Dans quels vœux vous égare une aveugle furie !

Quels que soient avec nous les torts de la patrie,

Le fils qui la maudit, ce fils dénaturé

Prouve qu’elle était juste, et meurt désespéré.

Mais vous, ah ! croyez-moi, quand votre heure est prochaine

Comme un poids importun déposez votre haine.

Les turbulents transports par la rage inspirés,

La soif de voir punis ceux par qui vous souffrez

N’aident point à franchir ce pénible passage.

De ma religion le précepte plus sage

Nous apprend que l’oubli de nos ressentiments

Verse un calme inconnu sur nos derniers moments,

Nous dit de pardonner même à qui nous immole ;

Il en fait un devoir, et ce devoir console.

IDAMORE.

Tes discours dans mon cœur font descendre la paix,

Et, nouveau pour mes yeux, d’où tombe un voile épais,

Je ne sais quel espoir m’éclaire et me ranime :

Je combattrais encor pour l’État qui m’opprime.

Mais c’en est fait, Alvar, non, je ne dois plus voir

Les étendards flottants dans les airs se mouvoir ;

Non, je n’entendrai plus le signal des batailles ;

Je ne dois plus rentrer vainqueur dans ces murailles,

Et, déposant mon glaive à l’ombre des drapeaux,

Goûter près d’une épouse un glorieux repos.

Demeure... Jeune, aimé, célèbre par les armes,

Je sens trop que la vie avait pour moi des charmes.

Prêt à me détacher de tout ce que j’aimais,

De toi j’attends ma force !... Ah ! si tu vois jamais

Cet objet d’une ardeur si tendre et si funeste,

De mes cheveux sanglants porte-lui quelque reste.

Rends-lui son dernier don, ce message de mort,

Ces fleurs, qui par leur deuil m’avaient prédit mon sort ;

Dis-lui... Mais de mon père épargnons la faiblesse :

Tes larmes détruiraient l’erreur où je le laisse.

Sors ; je te rejoindrai plus tôt que tu na veux,

Et jusqu’au lieu fatal nous marcherons tous deux.

 

 

Scène III

 

IDAMORE, ZARÈS, GUERRIERS

 

ZARÈS.

On ne me flattait pas d’une trompeuse joie,

Akébar désarmé permet que je te voie !

Il a donc pardonné ? réponds ; tu m’es rendu ?

Je retrouve mon fils, que je croyais perdu !

Lui, me suivre ! est-il vrai ?... Je m’abuse peut-être.

IDAMORE.

Sans vous devant le peuple il doit encor paraître.

ZARÈS.

Mais, ce devoir rempli, tu reviens, nous fuyons ?

Dût le jour à nos pas refuser ses rayons,

Sous ces murs menaçants que rien ne te retienne !

Soutenu par ton bras, une main dans la tienne,

Sous ta garde, avec toi, par ta voix ranimé,

La nuit n’a point d’horreur dont je sois alarmé.

Que dis-je ! un sang nouveau bouillonne dans mes veines.

Des douleurs et des ans j’ai dépouillé les chaînes.

Le cœur rempli d’un feu qu’il ne peut contenir.

De joie à tes côtés je me sens rajeunir.

Tu n’auras pas l’ennui de traîner à ta suite

Un vieillard chancelant qui gênerait ta fuite :

Ma force qui renaît t’épargnera ce soin !...

IDAMORE.

Hélas ! dans un moment vous en aurez besoin.

ZARÈS.

Ah ! que ta défiance irrite mon courage !

Tout est plaisir pour moi dans ce prochain voyage :

Chaque jour de fatigue au bonheur me conduit.

L’œil fixé sur le but que mon espoir poursuit,

Vers nos monts en idée avec toi je m’élance.

J’en connais les chemins ; c’est moi qui te devance,

C’est moi qui suis ton guide, et quelle volupté

De nous asseoir tous deux où seul je m’arrêtai !

Je t’embrasse au lieu même où, me rendant la vie,

Ton nom frappa soudain mon oreille ravie...

Que vois-je ? ô mon pays ! ô jour cent fois heureux !

Mes pleurs baignent ces champs qu’ont animés tes jeux...

Leurs charmes sont flétris, leur enceinte est déserte...

Qu’ils cessent désormais de déplorer ta perte !

Oui, le voilà ! c’est lui ! je reviens triomphant :

Je ramène mon fils, non plus un faible enfant,

C’est mon ferme soutien, mon orgueil, ma conquête.

Prévois-tu les transports que ce beau jour m’apprête ?

Conçois-tu quelle ivresse inondera mes sens,

Quand nos échos chéris rediront tes accents ;

Quand je verrai la mer réfléchir ton image,

Et, moins beau que mon fils, ce palmier du même âge,

Qui semblait loin de toi pleurer son frère absent,

Se couronner de fleurs en te reconnaissant ?

IDAMORE, à part.

Je cède à la pitié que son erreur m’inspire.

Mon père... Je ne puis, et mon courage expire.

ZARÈS.

Que dis-tu ? j’ai des droits sur tes chagrins secrets.

Tu n’oses dans mon sein répandre tes regrets ?

Crains-tu de m’offenser si tu me les confies ?

Non, pleurons-les, ces biens que tu me sacrifies :

Cette jeune beauté qui t’engageait sa foi,

Par sa grâce modeste elle est digne de toi.

IDAMORE.

Hélas !

ZARÈS.

Son amour même à son sort m’intéresse,

Et la voir ta compagne eût comblé mon ivresse.

Pleurons-la, parlons d’elle et laissons faire au temps.

Sans flatter ton orgueil par des nœuds éclatants,

Ma tribu peut t’offrir une épouse aussi chère...

Tu me croiras, mon fils, au tombeau de ta mère.

IDAMORE.

Ah ! que son souvenir me protège à vos pieds :

Dites-moi qu’en son nom mes torts sont oubliés.

ZARÈS.

Toi seul tu t’en souviens.

IDAMORE.

De ce touchant langage

Que vos embrassements me soient un nouveau gage.

ZARÈS, l’embrassant.

Crois-les donc, si ton cœur doute de mes discours.

 

 

Scène IV

 

IDAMORE, ZARÈS, AKÉBAR, EMPSAËL, GUERRIERS

 

EMPSAËL, du haut des degrés du temple.

Le jour fuit, tout est prêt, le peuple attend.

IDAMORE.

J’y cours.

ZARÈS.

Tu me quittes encor ?

IDAMORE.

Je vous l’ai dit, mon père.

ZARÈS.

C’est la dernière fois du moins ?...

IDAMORE.

Oui, la dernière !

Il l’embrasse de nouveau ; les guerriers l’environnent ; il sort avec Empsaël.

 

 

Scène V

 

ZARÈS, AKÉBAR

 

AKÉBAR.

Profane, éloigne-toi !

ZARÈS.

Supportez sans témoins

L’aspect d’un malheureux consolé par vos soins.

AKÉBAR.

Par pitié pour toi-même, éloigne-toi, te dis-je.

ZARÈS.

Un moment, et je pars.

AKÉBAR.

Laisse-moi, je l’exige.

ZARÈS.

Mais mon fils ?...

AKÉBAR.

C’en est trop !

ZARÈS.

Je l’attends...

AKÉBAR.

Vain espoir.

ZARÈS.

Il reviendra bientôt ?

AKÉBAR.

Tu ne dois plus le voir.

ZARÈS.

Est-il possible ?

AKÉBAR.

Il meurt.

ZARÈS.

Mon fils !... quoi ! son silence

Trompait de mes terreurs la juste violence ?

Il meurt ! c’est pour toujours qu’il vient de me quitter !

Où cet ordre inhumain doit-il s’exécuter ?

J’y cours, je veux le suivre... Ou plutôt je t’implore,

Par ce muet témoin que ta ferveur adore,

Par l’autel dont mes pleurs n’ont pas droit d’approcher,

Par ces pieux habits que je n’ose toucher,

Par tes dieux, par toi-même, au nom de la tendresse,

Des respects dont ta fille honore ta vieillesse...

AKÉBAR, attendri.

Ma fille !

ZARÈS.

Au peuple ému montre son souverain.

D’un regard de tes yeux brise ces cœurs d’airain ;

Arrache-leur mon fils ; viens, courons sur sa trace :

Le fer tombe à ta vue et ton front porte grâce ;

Viens, parais, ou du moins ne me refuse pas

Le bonheur douloureux d’expirer dans ses bras.

AKÉBAR.

Sainte horreur de l’impie, affermis ma constance !...

Non, je ne puis des dieux révoquer la sentence.

ZARÈS.

S’ils existent, tes dieux, tremble dans ton amour ;

Le coup qui m’a frappé doit t’accabler un jour :

Puisse de ton enfant l’irréparable perte

Te laisser dans le cœur une blessure ouverte,

Où tous les plaisirs vains, dont tu voudras jouir,

Comme au fond d’un tombeau viendront s’évanouir !

Puisse-tu, de toi-même éternelle victime,

Entasser les honneurs sans combler cet abîme ;

Et pauvre au sein des biens, faute d’un bien si doux,

Morne au milieu du bruit, seul au milieu de tous,

Trouver, sur le sommet de tes grandeurs stériles,

Un plus affreux désert que ceux où tu m’exiles !

AKÉBAR.

Si je t’épargne encor, rends grâce à mon serment...

Mais demeure, Empsaël t’apporte un châtiment.

ZARÈS tombe sur le banc, abîmé dans sa douleur.

Ciel !

 

 

Scène VI

 

ZARÈS, AKÉBAR, EMPSAËL

 

EMPSAËL.

Le peuple, accouru pour demander sa proie,

Mêlait des cris de rage aux clameurs de sa joie.

Idamore paraît, superbe et l’œil serein ;

Il écarte la foule, il marche en souverain,

Nous guide, et semble encor, comme au jour de sa gloire,

Promener dans nos murs l’orgueil d’une victoire.

Ce captif ennemi, toléré parmi nous

Tant qu’un indigne chef nous vit à ses genoux,

Alvar, qui l’attendait, à ses côtés s’élance,

Et nous prenons nos rangs dans un morne silence.

Pendant que le chrétien, prolongeant ses adieux,

D’une pitié coupable importunait nos yeux,

Lui, des derniers accents de sa voix sacrilège,

Bravait à chaque pas son funèbre cortège :

« Hâtez-vous, criait-il, quel brame ou quel guerrier

« Se réserve l’honneur de frapper le premier ? »

Puis, passant près des lieux où du haut des murailles

Son bras armé pour nous semait les funérailles :

« Choisissez, a-t-il dit, pour déchirer mes flancs,

« Ces rocs, dont j’écrasais vos ennemis tremblants ! »

Le peuple s’en indigne, et sa prompte justice

Pour ce crime nouveau cherche un second supplice,

Le trouve, et dans son cours soi-même s’irritant,

Au massacre d’Alvar prélude en l’insultant.

Idamore s’arrête à leur voix menaçante :

Déjà les plus hardis reculaient d’épouvante,

Quand mille bras vengeurs sur lui de toutes parts

Font pleuvoir les débris dans la poussière épars.

Un nuage s’élève, il s’ouvre, et la tempête

Éclate sur son sein, siffle autour de sa tête...

Il défend son ami, l’embrasse, oppose en vain

Au coup, qui cherche Alvar, sa poitrine et sa main :

Ce chrétien sans fureur, qui succombe et qui prie,

Sur le signe impuissant de son idolâtrie

Attache un œil d’amour, l’invoque, et radieux

Tombe aux pieds d’Idamore en lui montrant les cieux :

Seul debout, l’insensé, faible et presque sans vie,

Lève à travers l’orage un front qui nous défie,

Protège encor Alvar, pâlit, tombe accablé,

Et le couvre en mourant de son corps mutilé.

AKÉBAR.

Je n’ai plus de rival, et ma fille me reste !

EMPSAËL.

Mais une femme accourt, elle approche, elle atteste,

Sur ces membres flétris qu’ont dispersés nos coups,

Qu’elle aimait Idamore et qu’il est son époux.

« J’ai profané, dit-elle, un divin ministère,

« Pour vous j’offrais au Gange un encens adultère ;

« J’ai trahi son hymen, j’ai violé mes vœux,

« Et j’attends de vos lois le prix de ces aveux. »

L’infidèle à ces mots dans les traits d’Idamore

Cherche et ne trouve plus l’image qu’elle adore,

Pleure, et sur son visage, à ce spectacle affreux,

Ramène avec effroi son voile et ses cheveux.

Les brames, par mon ordre, entourent la coupable.

De l’exil, qui l’attend, l’arrêt inévitable

Doit signaler ici votre juste courroux.

On murmure contre elle, on s’attendrit sur vous ;

Vous-même frémirez quand vous l’allez connaître.

Le peuple la devance, et je la vois paraître.

 

 

Scène VII

 

ZARÈS, AKÉBAR, EMPSAËL, NÉALA, BRAMES, GUERRIERS, PEUPLE

 

AKÉBAR.

Néala !

ZARÈS, qui s’est ranimé par degrés.

Se peut-il ?

AKÉBAR.

C’est elle ! Dieu puissant,

Que ne prévenais-tu l’opprobre de mon sang ?

À Néala.

Toi, dont le front baissé fuit mon regard sévère,

Que viens-tu faire ici ? que cherches-tu ?

NÉALA, s’approchant de Zarès.

Mon père.

AKÉBAR.

Lui !

ZARÈS.

Qu’entends-je ?

NÉALA.

Oui, mon père ; il le fut, quand j’appris

Que les jours d’Idamore étaient par vous proscrits.

Il comprendra mes maux, notre perte est la même ;

Je m’exile avec lui pour pleurer ce que j’aime.

Ne me soupçonnez pas de vouloir vous braver ;

Mais de son seul appui je viens de le priver,

Je devais le lui rendre en publiant ma faute.

Vous ne gémirez pas sur ce peu qu’il vous ôte.

Des terrestres liens votre cœur détaché

Pour moi d’un tendre soin ne fut jamais touché.

Ravi par sa ferveur au-dessus des faiblesses,

Il ne pouvait descendre à souffrir mes caresses ;

Vous n’osiez pas m’aimer. Heureux, comblé de biens,

Vos jours sont beaux sans moi : j’adoucirai les siens ;

À son fils qui n’est plus je me suis immolée.

Que cette ombre chérie, un instant consolée,

Transmette à mon amour ses devoirs et ses droits.

Le moment n’est pas loin où, réunis tous trois,

Nous n’accuserons plus la mort qui nous sépare ;

Je le sens !

AKÉBAR.

Eh ! sais-tu quel destin te prépare

Cette mort, seul refuge ouvert à votre espoir ?

NÉALA.

Hélas ! je dois souffrir, mais je dois le revoir !

Je vous quitte à jamais, vous, qui m’avez chérie,

Vous, dont je fus la sœur, et toi, douce patrie !

Au grand prêtre.

Adieu !... J’attends l’arrêt que vous devez porter.

AKÉBAR.

Ô tendresse ! ô devoir ! qui des deux écouter ?

Après un moment de silence.

Je dévoue à l’exil ta tête criminelle...

Va, fuis, l’humanité te rejette loin d’elle ;

Fuis, j’attache à tes pas l’abandon et l’effroi ;

Je te maudis... Mes pleurs s’échappent malgré moi.

NÉALA, à Zarès.

Il est temps de partir, la nuit vient, et pour guide,

Mon père, vous n’avez qu’une vierge timide. On va, si nous tardons, nous chasser des saints lieux.

ZARÈS.

Ma fille !

NÉALA.

Levez-vous.

ZARÈS regarde un moment Néala, qu’il embrasse, puis Akébar, et s’écrie.

Pontife, il est des dieux !

Il s’éloigne soutenu par Néala ; le peuple se retire pour leur ouvrir un passage ; Akébar, la tête appuyée sur la statue de Brama, reste plongé dans la douleur.


[1] Bhaguat-Geeta.

[2] Bhaguat-Geeta.

[3] Sonnerat, Wm. Jones.

[4] Forster.

[5] L’éléphant qui porte la terre.

[6] Sonnerat.

[7] Sonnerat.

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